mardi 2 septembre 2008

L'arc en ciel de la légèreté


"Longue et mince, [la corniche] épouse la côte tout autant qu'elle contient la ville, en ceinture les excès, congestionnée aux heures de pointe, fluide la nuit – et lumineuse alors, son tracé fluorescent sinue dans les focales des satellites placés en orbite dans la stratosphère. Elle joue comme un seuil magnétique à la marge du continent, zone de contact et non frontière, puisqu'on la sait poreuse, percée de passages et d'escaliers qui montent vers les vieux quartiers, ou descendent sur les rochers. L'observant, on pense à un front déployé que la vie affecte de tous côtés, une ligne de fuite, planétaire, sans extrémités: on y est toujours a milieu de quelque chose, en plein dedans. C'est là que ça se passe et c'est là que nous sommes."

Ainsi commence le nouveau roman de Maylis de Kérangal, Corniche Kennedy: par une définition proprement deleuzienne, et qui sert de rampe de lancement à la lecture. Il est question d'une meute d'adolescents qui a élu ses quartiers sur une corniche, au bord de la Méditérranée. Il est surtout question d'une forme d'émancipation par l'anti-gravité, puisque nos trublions cherchent à se déprendre du monde en sautant de trois plongeoirs, situés à trois hauteurs différentes, avec un échelonnement des risques croissant. Le premier promontoire d'où ils sautent: 3 mètres. Le deuxième: sept mètres (ils le surnomment le Just Do It – slogan de Nike, qui est aussi divinité ailée…). Le troisième, le plus dangereux, s'appelle le Face To Face: 12 mètres. On songe à des rites d'initiation, bien sûr, mais Maylis de Kérangal détourne ce qui pourrait être une simple typologie des modes de passage à l'âge adulte pour nous livrer une véritable poétique du saut (on pense beaucoup aux sauts photographiés par Lartigue), une géométrie de l'envol et de la chute, qui permet à nos Icares zonards de se glisser entre ciel et mer, enre vie et mort, non pour se trouver, mais pour se dissoudre dans la pure vélocité. C'est aussi le risque du récit, sa plendeur: à tout moment, tout peut être suspendu, arrêt sur image, dissolution… tant ces "élancements" des corps semblent vouloir s'arracher au récit, afin de signer dans le ciel quelque mot d'ordre de devenir-imperceptible – passages magiques, passages hypnotiques du roman où l'écriture fait fusionner mystique de l'envol et fureur de la gravité, où le corps mué en projectile s'essaie à des postures, tente des vitesses autres. On pense parfois à Olivier Cadiot, en moins mécanique, en plus fluide : Maylis de Kérangal a un phrasé tout en ricochets, tantôt cascadant tantôt météorique, elle laisse ses paragraphes palpiter sous des afflux d'électrons avec une maîtrise et une simplicité qui forcent le respect. Fantaisie éthéréenne, éloge des naïades, micro-bildungsroman où ça tchache à tout va, mais aussi vrai-faux polar, Corniche Kennedy tire son charme immense de sa victoire sur la gravité. "Il s'est placé dans le flux de sa lumière, et l'accompagne, intelligent, puisque c'est l'heure, après tout, heure pyromane, nuit / jour, nuit / jour, tic tac, tic tac, cliquètement du monde terrestre, dominos, tout cela est affaire de course orbitale, rien de plus régulier." Il est rare qu'un écrivain tutoie ainsi le vertige… et nous emmène, consentants, ni plus ni moins "vers la grâce". L'Etat est un monstre froid, mais les lascars de De Kérangal lui résistent en devenant ludions, marsouins, poings cognés contre la tôle des eaux. Géométrie de l'émotion, rafales des gestes: le lecteur vacille sur le triple promontoir, ébloui.

5 commentaires:

  1. Si le bouquin est aussi beau que le papier, il doit valoir sacrément le détour ! Merci pour cette découverte...

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  2. Eh ben voilà ce que c'est que d'être un escargot. J'avais lu l'extrait sur le site de Verticales et je comptais faire un papier dessus, en attendant d'aller chercher le bouquin demain. Mais voilà-t-y pas que le Traduttore me coupe l'herbe sous la coquille !
    Et de quelle manière !
    Donc donc donc.
    Clic/suppr, le brouillon de post it g@rpien.
    Dans l'intérêt général.

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  3. aah ça me fait pleurer tellement c'est exactement ça, merci Claro de restituer tout ce qui circule dans ce récit : pour ceux qui l'ont pas lu, je confirme qu'il faut aller se jeter dessus au plus vite.

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  4. jean-marc barr peut aller se rhabiller ! l'effrontée de claude miller aussi ! c'est tellement bien tous ces papiers sur "corniche kennedy", comme tout ce qui touche aux kennedy, puisque c'est en cherchant des trucs sur ce bouquin que j'ai découvert ce blog père de tous les blogs (je commence à peine et dose mal une sorte de web-agrressivité), littéraires du moins ...

    à part ça ce bouquin m'a tout l'air d'un film prêt à tourner ... du genre claire denis avec ces corps qui "s'élancent" mais qu'aurait fait balzac s'il avait eu une caméra DV sous le sapin de noël ? bon, question pourrie ...

    www.guillaumefedou.fr

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  5. Enfin un commentaire pertinent sur ce roman, un commentaire qui comprend qu'il ne s'agit pas d'un "roman sociologique". "Ligne de fuite" "horizon", mais aussi arrachement, ou plutôt, sans doute, devenir sujet. Mais un devenir sujet dans l'immanence du désir, ou de la vie qui s'affirme, et pas dans un processus finalisé, ni par une intervention de quelque transcendance que ce soit. Pas de chemin de Damas ici, mais des rencontres. Rencontres des corps qui se frôlent, se touchent, s'élancent pour devenir autre que ce qu'ils sont. Des corps qui s'éprouvent et s'attirent, qui vainquent leur crainte sans la supprimer. Tout ça, et bien d'autres choses, dans une écriture adéquate à son objet, écriture qui exprime à sa façon la palpitation des corps et l'arrachement qui est celui de l'auteur tournant le dos à la psychologie des (bons) sentiments, et de la complaisance à soi, et qui engage le lecteur dans la même voie. Roman politique à sa manière, noble, pour laquelle l'éthique est partie de la politique. Roman qui nous fait éprouver la puissance affirmative de la vie, qui pourrait devenir réactive, mais qui cherche à s'affirmer y compris dans l'état des choses le plus étouffant, et qui n'y parvient qu'à travers des rencontres aléatoires. A lire d'urgence !

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