dimanche 4 octobre 2009

Forcer le mufle aux océans poussifs

"Je regrette l'Europe aux anciens parapets": non, ce n'est pas ce que dit, ce qu'écrit Camille de Toledo dans son livre Le Hêtre et le Bouleau, essai sur la tristesse européenne, paru le 1er octobre aux éditions du Seuil dans la collection La Librairie du XXIème siècle. L'auteur, s'il ouvre son livre par un sentiment mélancolique, prend vite soin de le distancer de toute nostalgie, pour se concentrer sur les sources et les formes d'une "tristesse" qui serait comme l'ombre d'une joie, joie survenue avec la Chute du Mur de Berlin.
Novembre 89: que tombent ces murs de briques si tu ne fus pas bien aimé… a-t-on envie de murmurer. L'Europe, pioche à la main, célèbre la fin d'une scission, à défaut d'une suture. Et tandis que l'Est va voir ce qu'est cette mythique liberté de l'Ouest, tandis que l'Ouest se voit ouvrir un nouveau marché, un homme s'installe au pied des pierres tombées pour jouer Bach. C'est Rostropovitch, mais personne ou presque ne voie les passants historiques lui jeter des pièces, l'ayant pris à tort pour un mendiant. Partant de cette méprise, du sens de cette méprise, Toledo revient sur l'événement pour nous aider à le penser en termes d'oubli et de mémoire. La joie iconoclaste née de la cassure de la cassure n'aurait-elle pas caché une tristesse nouvelle, celle qui surgit de la disparition de l'autre. Car après la Chute (quel nom négatif pour désigner un geste censément porteur d'espoir…), "nous sommes condamnés à la gestion ou à la survie, au règne d'une animalité technocratique ou affamée".
Toledo a le courage et l'intelligence de se demander comment penser une Europe qu'on suppose et espère débarrassée de ses deux piliers, la sélection des races et la lutte des classes. Car si ce grand ménage nous dévoile le danger de toute "eschatologie politique", il signe aussi le glas des rêves de "transformation collective".
Donc, nul regret. Mais un constat, qui appelle pensée et acte: "La pédagogie du XXème siècle, obnubilée par la non-reproduction des crimes, nous interdit d'expérimenter des avenirs possibles". Comme si le simple savoir du passé garantissait la conduite morale.
Toledo se sert alors d'arbres pour dépasser son propos. Après le rhizome deleuzien, qu'il connaît parfaitement, l'auteur a recours au hêtre, arbre européen par excellence, aux feuilles caduques, ce qui fait de lui un être-h, un h-être, qui s'inscrit très judicieusement dans la ligne de l'hontologie lacanienne et de l'hantologie derridienne. L'hêtre n'est pas seul: il a en face de lui le bouleau, cet arbre indissolublement lié aux temps concentrationnaires, tels que rapportés, entre autres, par Levi et Chalamov.
Les bouleaux coupés, pouvons-nous vivre à la seule ombre de l'hêtre européen? Toledo nous propose alors de lire ou relire un magicien nommé Oz, Amos Oz, ainsi que Kertész, et nous engage à penser l'acte de l'oubli, et la peur qui y est liée. Après les monuments, après les cimetières, que peut édifier la mémoire si elle veut affronter l'avenir? La réponse, le terrain de recherches est sans doute à guetter du côté de la langue. Et Toledo de rappeler l'énoncé suivant, signé Umberto Eco: "La langue commune de l'Europe, c'est la traduction". Non pas imposer une langue – on a vu et on voit ce que ça donne… – mais créer une "école du vertige", actualiser "la polyphonie des récits". Toledo termine son livre par des propositions, concrètes, enthousiasmantes. Il nous dit l'enjeu de la traduction, non comme machine à importer ou exporter des produits culturels, mais comme babélisation jubilatoire des savoirs encore éparpillés. Comme circulation dans un espace multiplié. Utopie linguistique? C'est précisément cela que cherche Toledo: la création d'une utopie comme moteur à la prochaine aventure européenne. On peut par ailleurs faire un tour sur le site de la Société européenne des auteurs, en particulier de ce côté-ci.
Que peut-on souhaiter à Toledo ? A cette question, posée un jour par John Jefferson Selve, l'auteur a répondu très clairement: "Des complices." Message reçu.

1 commentaire:

  1. Formidable!

    Essai intéressant.

    Dans cette optique, c'est exactement ce pourquoi j'ai aimé le dernier Tarentino: c'est un hymne à l'Europe en pleine occupation! On y entend nos langues qui se côtoient, qui s'affrontent, qui se complètent, se font la cour. Et on y voit l'Américain incapable de les parler, engoncé, enfoncé, coincé dans sa monolangue.

    Cela me fait penser ) Egdard Morin: l'Europe se reconnaît à la densité des champs de bataille. Cette densité, c'est notre identité, notre malédiction et notre originalité. Etre européen, c'est être condamné à affronter cette densité/ diversité. Celui qui ne le fait pas, qui le refuse par choix ou par incapacité, est condamné à vivre en périphérie.

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