lundi 2 novembre 2009

La défaite en ses lieux(sur "Le Supplice de l'eau", de Percival Everett)


On n'ose imaginer ce qu'un écrivain ordinaire aurait fait du sujet dont s'est emparé Percival Everett dans son dernier roman paru en France aux éditions Actes Sud, Le Supplice de l'eau (en anglais: The Water Cure). On n'ose l'imaginer car on sait, au vu du sujet, ce que Mister Lambda aurait fait. Pensez: une fillette est enlevée, torturée et tuée; son père, rendu fou par sa perte, enlève un homme qui est peut-être le ravisseur et l'enferme dans sa cave où il le torture. Voilà ce qui arrive quand on pitche un livre: on n'en dit rien, et si le pitch dit tout c'est que le livre ne vaut rien. Le roman de Perciva Everett n'est donc pas ce livre, tout en l'étant. Car, s'il cherche à nous enfermer dans les méandres mentaux d'un père fou de douleur qui veut se venger, l'auteur épargne toutes les ficelles d'un hideux sentimentalisme convenu. Everett préfère montrer (démonter) l'esprit "en proie aux longs tourments" dans son rapport soudain vicié/diffracté/démantelé au langage. Donc, Ismaël Kidder disjoncte, son lien avec le langage disjoncte. La douleur de la perte ne peut être formulée, car la chair est blessée, et celui qui pense et parle ne voit plus de lien logique entre la chose et le mot.
Le Supplice de l'eau tranche donc l'indécent fil narratif pour laisser parler la folie. Ismaël tourne autour du pot, du gouffre, il s'exile dans des dissertations minées, déploie des dialectiques vérolées, convoque Héraclite, Platon et autres, leur presse le logos pour en faire couler un jus d'inanité sonore; il lâche la bride aux mots, les laisse s'interpoler, se cannibaliser ("Pour m'occuper, haut lieu d'occrire, maquis suis écritvain, j'épris sept quasi hébétude, kelkel soi, malgré ce scissever averdissement.")
Ismaël est celui qui écrit le livre, et comme tel, il nous voit, nous, lecteurs, nous sait à l'affût de ses failles et éboulements – et il nous nie, nous conspue, nous prend en otage. Il bâtit et détruit des systèmes dans le même temps, pousse la syntaxe à son point de rupture, à son degré d'élocution maximale, fait rendre gorge aux mots. Tel un Hamlet à rebours, il hante les brumes de son livre et de maison, sevré dans sa chair, et ne craint qu'une chose, l'apitoiement.
Il est donc, aussi, question de vengeance. D'un homme qui cherche à changer un bourreau en victime afin de n'être plus cette victime vivante qu'a créé le bourreau en l'amputant d'un membre: sa fille. Il est question aussi d'un président estimé particulièrement crétin et d'un couple qui se liquéfie puis explose. On évitera de jouer au petit jeu des extrapolations, mais ici, pourtant, quelque chose de crucial est dit du rapport du citoyen à la torture.
La hantise d'Ismaël, c'est le paradoxe de Zénon, la certitude que tout, sa langue, son corps, sa souffrance, sa soif de vengenace peut être coupé en deux, puis en quatre, et ce à l'infini, sans que jamais rien ne disparaisse.
D'une liberté à toute épreuve, frondeur, épileptique, magnifique, audacieux, surprenant, le roman de Percival Everett fiche le feu au clavier de la tempérance et va plus loin que tous ces précédents livres. Mais il est vrai qu'Everett se réinvente à chaque roman, diable insolent sautant d'un ground zero à l'autre pour y édifier de furieux asiles où la pensée n'a plus qu'à griffer et mordre.
(Coup de chapeau à la traductrice, Anne-Laure Tissut, qui a su aider le monstre à divaguer en français.)
Sortie le 4 novembre.
A noter que Percival Everett sera à France à l'occasion des Belles Etrangères. Lisez le programme.

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