vendredi 11 février 2011

RIP Colin


Il a fallu que Fabrice Colin meure pour que je lise ce qu’il écrivait. J’ai pour principe de ne jamais lire ce qu’écrivent mes amis (qu’ils soient écrivains ou que la plume les chatouille), nous évitons ainsi les longues discussions stériles sur les mérites de nos styles respectifs et les petites jalousies larvées sur les succès divers qui nous accompagnent ou nous faussent compagnie. Je savais que Fabrice en pinçait pour la chose écrite, et se livrait à des « fantasy ». Mais les dragons et les fées m’ont toujours profondément ennuyé. Pour moi, ce stade infantile de la littérature ne vaut pas trois cigares freudiens. Non, avec Fabrice, nous avions de tout autres relations. Et, disons-le tout net, une passion commune. Un truc bien à nous que personne ne soupçonnait et qui nous ravissait, autant par sa singularité qu’à cause du secret dans lequel nous l’enveloppions. Maintenant que cette andouille de Fabrice a fait le grand saut, je ne vois plus aucun intérêt de taire la chose. Ça n’intéressera de toute façon pas grand monde. Fabrice et moi avions la passion des monocles. L’envie nous avait souvent taquiné de commencer une collection, mais les fonds manquaient, le temps aussi. Chiner n’était pas notre truc. Aussi avions-nous décidé de créer une collection imaginaire de monocles. Pour chaque modèle, nous avions élaboré une description précise et aguichante. Quand, au cours d’un dîner, nous échangions un clin d’œil, ça signifiait dire autre chose qu’une banale connivence. Ça voulait dire : tu aimes ce modèle ? ou : tu connais celui-ci ? Etc. Fabrice possédait une collection de monocles que j’ai réussi à évaluer à cent soixante-sept articles. J’en avais plus au départ, mais il m’en a racheté plusieurs dizaines quand j’ai eu besoin d’argent. Il était comme ça, Fabrice. J’en ai pas mal de souvenirs monoculaires le concernant. Je me souviens du jour où il a perdu un monocle rarissime, verre en provenance des derniers ateliers de Majorque, montures en corne de Palma, avec ressort intégré. Il en a pleuré intérieurement des jours entiers. Je lui ai offert, pour le consoler, lui, l’inconsolable, un modèle en ivoire assorti d’une pochette en peau de mérinos. Il aurait aimé être enterré avec. Mais pas brûlé, ça non. On me dit aujourd’hui que s’il était passé au roman, il aurait pu devenir un maître. Je m’en balance. En revanche, si Fabrice s’était attelé à une histoire générale et exhaustive du monocle à travers les siècles, il aurait secoué pas mal de planches et de poussière. On se souviendrait de lui comme d’un experts ès besicles, point barre. « L’œil et le bon » : telle était notre secrète et commune devise. On m’a demandé de préfacer ou d’avant-proposer ses textes, que je ne lirai sûrement pas. J’ai accepté, sans joie ni fierté. « Une chimère aussi soyeuse que celle que nos souffles entretiennent dans l’invisible » – je cite Fabrice dans une des rares lettres qu’il m’écrivit, afin de me demander essentiellement un échange de monocles – « n’a ni prix ni postérité ». J’ignore si c’est là son style quand il vous cause lutins et licornes, et je m’en bats les roubignoles. Personne n’a rien compris à Fabrice. Un jour, il m’a dit : « Cricri, tu sais, ça me fera bien chier le jour où je devrais porter des lunettes. » Parce que, bien sûr, il était hors de question qu’il porte deux monocles, hein ? Quoi dire d’autre encore, qui puisse intéresser des lecteurs avides d’histoires où se pavanent des gobelins hilares et des fées mal bouchonnées ? Ah oui, le jour où j’ai annoncé à Fabrice que j’allais arrêter d’écrire, il m’a dit, sans prendre de gants : « Cricri, si tu continues à écrire je t’offre le Monocle Mystérieux du Milieu du Monde. » Merde alors, le Quadruple M ! Impossible de résister. J’en avais rêvé toute ma jeunesse, de ce 4M. Alors j’ai continué à écrire. Toujours aussi mal, mais bon. Et puis un jour, je me suis dit : bon, allons réclamer à l’ami Fabrice ce légendaire 4M. J’ai décroché mon téléphone. Rien. Puis, deux heures plus tard, j’ai reçu un appel d’une certaine Katia, une fille qui bossait aux urgences de je sais plus quel hôpital. Elle pleurait. J’ignore comment elle a eu mon numéro. Elle m’a dit : « Votre ami a brûlé. » Ça avait le mérite d’être clair. Je suis resté une bonne heure assis sur ma chaise, le téléphone à la main, son bip-bip-bip comme un morse vidé de sens. J’ai jeté ma collection de monocles aux chiottes et j’ai tiré la chasse. Evidemment, ça les a bouchés illico. J’allais pas appeler le plombier pour déboucher des chiottes qu’obstruaient des trucs imaginaires. Autant envoyer un télex à un métaphysicien. J’ai déménagé. En Abyssinie, ben voyons. Lisez Colin, oui, pourquoi pas. Si ça vous fait du bien. Vous serez toujours borgne, et moi un peu orphelin. Personne ne peut comprendre. Personne. Les monocles, Fabrice et moi… quel intérêt aujourd’hui ? Si seulement on avait collectionné les pochettes d’allumettes ! Vous savez, la vie n’est pas ce qu’on croit. L’amitié non plus. La seule chose qui compte, dans le vent et la tempête, le soufre et l’ignorance, c’est ne jamais paniquer. Jamais.

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Note: Evidement, Fabrice est tout ce qu'il y a de plus vivant. Ce texte est une préface écrite pour le recueil Comme des fantômes - récits sauvés du feu, Les Moutons électriques, Lyon, 2008…

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