mercredi 15 juin 2011

Nadeau: les sens en crise


On ne présente plus Maurice Nadeau. Nadeau, ton nom est lecture, mais pas seulement : l’homme, surpris d’être encore au chevet de la table immense où s’empilent ce qui résiste encore un peu au numérique, interrogé sans relâche par une Laure Adler qui sait quels aiguillages actionner, quel sucre tendre à cet ours admirable, se révèle un sacré animal politique, pas seulement l’accoucheur en France des trente écrivains qui nous aident à faire autre chose que bavouiller notre prose.
Nadeau ? Pas franchement gaulliste. Et pas non plus averti avant l’heure de ce qu’étaient les camps de la mort. Mais lisant, écoutant. Ayant grandi à Saint-Genis de Saintonge (mais quel peut être le gentilé de ses habitants ???), rétif aux formats bourgeois comme il le sera plus tard à la geste houellebecquienne (« un bricoleur qui a du talent et dont le souci est d’apparaître, de se faire connaître » — ouf… dans la bouche de Nadeau, c’est délicieux), sachant aimer ses aînés (Pia) et talocher ses poussins (Pérec), l’homme Nadeau tient la route plutôt que le crachoir. Son secret ? C’est sa faiblesse : le fric, il s’en fout. Certains lui font confiance, quelques-uns l’épaulent, beaucoup l’admirent, qui l’envieront bientôt dès que le succès fera tout sauf lui monter à la tête, qu’il garde sur ses épaules, entouré de femmes, recommandées, bûcheuses, déterminées, bref, tout ce que Maurice apprécie.
Le manifeste des 121 ? Non, jeunes légions, ce n’est pas une série HBO. C’est l’heure où Mascolo, que tout le monde aujourd’hui a oublié, fait tourner le vent. Quand Blanchot, pas vraiment blanchi de ses cagoulards aléas, vient et dit, quand Sartre, dont on dira ce qu’on voudra, est le seul garant d’une libre détermination de l’intellectuel à ne pas devenir tout à fait ni une baudruche BHL ni un dératiseur Badiou (pour ne rien dire d'un répétiteur Ferry).
Le manifeste des 121 ? Beau sujet de Bac philo qui laisserait tous nos ados pantois et secs. Nadeau y travailla, et si Blanchot y mit la dernière patte, ce fut chez Julliard que notre bonne et belle police débarqua, où elle ouvrit quelques tiroirs, saisit quelques papiers et arrêta Maurice. Debré faillit le bouffer, mais Debré allait passer, pas Nadeau.
Ce sont des entretiens. Ils vont et ils viennent, traversés par les silhouettes de Souvarine, Duras, Beckett, mais les nommer tous serait inventer un anti-Lagarde et Michard du XXème siècle, où l’on verrait Maurice Ier découvrir tout, avant tout le monde, mais ne publiant pas tout, économie oblige. Un siècle d’éditeurs où René Julliard s’en sort plutôt bien, où Michaux se veut scientifique, où Duras est avant tout excellente cuisinière, où Leiris brille, lui qu’on devrait aujourd’hui apprendre par cœur, où le mouvement surréaliste a encore besoin d’être raconté, où Butor manque devenir le nouvel Hugo. C’est là le charme des souvenirs : ils ricanent de la postérité.
Lowry, Faulkner, Borgès, Kafka : Nadeau a ses piliers. Il vit, surtout (mais que veut dire cet adverbe chez un tel ogre ?) dans l’ombre insistante de Flaubert, à qui il consacra un essai, Flaubert  qui « pourtant, [il] n’est quand même pas très neuf… ». Et Nadeau de répondre ainsi à la question de Laure Adler [Parmi les absents, avec qui vis-tu le plus ?] :
… C’est vraiment un auteur classique, étudié dans les classes, mais je ne sais pas, je pense plus souvent à lui qu’à ses œuvres. Flaubert ne me quitte pas. Quand il abandonnait Croisset pour Paris, il allait dans un appartement près de la porte Saint-Martin : j’y suis souvent allé. Ja vais en quelque sorte lui rendre visite. C’est un sacré bonhomme tout de même. Grâce à la princesse Mathilde, Napoléon III veut lui donner la Légion d’honneur, et tu sais ce qu’il dit : ‘Non, je ne peux pas accepter ça.’ Et il écrit dans sa correspondance : ‘Les honneurs déshonoren’… C’est formidable ! Il la reçoit, la Légion d’honneur, et tu sais ce qu’il en fait ?
Laure Adler : Non…
Maurice Nadeau : Il la trempe dans son café ! »
Voilà. Pour certains éditeurs, lire c’est aimer des types qui trempent leur Légion d’honneur dans le café. Leçon. Bonheur. Ni carte ni territoire. Juste croiser Beckett, et passer un chouette moment avec lui, sans même parler. Etre le premier à vouloir publier Claude Simon et se méfier du bricolo Robbe-Grillet. Et quand Laure Adler lui demande ce qu’il aime en matière de rock’n’roll, répondre : « Duke Ellington. »
Pendules, ne soyez pas à l’heure : inventez-la !
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Maurice Nadeau, Le chemin de la vie (entretiens avec Laure Adler), éd. Verdier, 16 €
 

2 commentaires:

  1. Très bel article, du Claro pur jus: tout dire, et bien dire, en peu de mots, mais qui claquent et caressent de cette façon à nulle autre pareille qui n'est pas, comme chez les besogneux, procédé, mais style, tout simplement. Tout y est, la fougue et le coup de griffe, la justesse et l'ironie...
    Aucune réserve? Si, une: le "dératisateur Badiou", que voulez-vous, on ne se refait pas...

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  2. Houeldeune Calhahane!

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