mercredi 11 avril 2012

Cristal méduse

"De ce qu'il lui était arrivé plusieurs fois de trouver dans de l'eau de mer parfaitement limpide d'assez gros animaux inattendus, de formes diverses, de l'espèce méduse, qui, hors de l'eau, ressemblaient à du cristal mou, et qui, rejetés dans l'eau, s'y confondaient avec leur milieu, par l'identité de diaphanéité et de couleur, au point d'y disparaître, il concluait que, puisque des transparences vivantes habitaient l'eau, d'autres transparences, également vivantes, pouvaient bien habiter l'air. " (Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer)

Selon vous, quelles sont les chances d'arriver au syntagme "cristal mou" dès lors qu'on évoque les méduses? L'image, à peine énoncée, paraît pourtant d'une évidence cristalline. Elle semble irremplaçable, aller de soi, parfaite. Et pourtant son surgissement est unique. Nulle autre occurrence de cette image en littérature avant Hugo (et sans doute après). Car ce "cristal mou" n'apparaît pas par magie, il arrive dans la phrase à point nommé, et surtout il n'est possible que dans un contexte, un mouvement plus large. Produire des énoncés uniques, singuliers et cependant nécessaires, évidents, presque inévitables : une épiphanie inestimable.
Quatre cents pages plus loin, Hugo s'attaque à la pieuvre et, là encore, fait des prodiges: "De la glu pétrie de haine", "gélatine animée", "machine pneumatique", etc. — huit pages sont consacrées à la pieuvre, en une tentative d'épuisement à la fois de l'animal et de la langue qu'il permet de déployer, aboutissant à d'autres énoncés, d'un autre ordre, tels que "Pourriture, c'est nourriture. Nettoyage effrayant du globe. L'homme, carnassier, est, lui aussi, un enterreur."
Entre la méduse et la pieuvre, entre le "cristal mou" qui entraîne Gilliatt dans des songeries aériennes et la "gélatine animée" qui permet à l'esprit d'envisager la nature humaine, entre l'image solitaire, cristalline, diaphane et l'image pullulante, vorace, ténébreuse, Hugo invente quelque chose d'inédit, qu'il peut façonner à sa guise et qui est, enfin, soudain: le lecteur, hybride lui-même, se découvrant lisant.



3 commentaires:

  1. Voilà qui donne envie de relire Hugo, merci pour ce joli billet sensible et profond :-)

    RépondreSupprimer
  2. bon, c'est beau, hein... commentaire surnuméraire et même pas hybride, mais bon, c'est beau

    RépondreSupprimer
  3. Superbe roman de Hugo et pour compléter sur la pieuvre, l'essai du même nom de Roger Caillois est très intéressant
    http://lesmaitresfous.blogspot.com/2011/05/la-pieuvre.html
    Bonne continuation...

    RépondreSupprimer