mardi 10 avril 2012

Tu n'as rien vu à Merah Bachi.


On ne sait ce sur quoi il faut se pencher sous peine de tomber. Est-ce sur l’idée consistant à confier à un écrivain l’occasion de substituer une parole en place de celle d’une personne récemment accusée de meurtre. Est-ce sur la personne qui a eu cette idée, si tant est qu’on puisse retrouver l’étincelle ( ?!) première ayant présidé à cette « idée » (mais en est-ce seulement une ? est-ce Jean Birnbaum ?) ? Est-ce sur l’écrivain qui a accepté ce boulot (car c’est un boulot) ? Est-ce sur le cheminement de pensée qui a fait qu’on a 1/ pensé qu’un écrivain apporterait un « + », et 2/ l’a proposé à tel écrivain plutôt qu’à tel autre ? Est-ce sur les autres écrivains possiblement envisagés qui ont refusé ladite proposition d'écriture, pour telle ou telle raison ? Est-ce sur notre difficulté à nous positionner éthiquement quant à la validité d’une éventuelle fiction dans l’ordonnancement calibré de la réalité ? Sur le bien-fondé d’une telle démarche ? Sur notre conviction (?) selon laquelle ladite fiction peut aider le réel (?) à s’exprimer autrement ? Sur notre conviction qu’il s’agit là d’un exercice d’autant plus périlleux qu’aucune temporalité digne de ce nom n’a eu le temps ni le droit d’intervenir ? Sur la qualité de l'interprétation fantasmatique d'une autre, censément extrême puisqu'ayant conduit à de multiples meurtres ? Sur… Plus on penche, plus on risque de casser autre chose qu’une figure de style.
De quoi s’agit-il ? Doit-on choisir un camp ? Si Salim Bachi avait écrit son texte cinq ans après les faits, serait-il mieux reçu ? Trois ans? Dix mois? AVANT????? Il faudrait poser la question à Truman Capote ou à Homère. A Flaubert ou à Alexandre Jardin. A ma concierge. Non, ce qui surprend, c’est moins l’acte en soi que l'extrême célérité (supposée naturelle) d’un quotidien à recourir aux services d’un "professionnel de l’écriture", comme si dans la chimère langagière résidait une once de légitimité dès lors que tout est encore flou. Le Monde, d’ailleurs, fait depuis quelque temps appel aux écrivains pour fournir (fourbir?) ses colonnes. Pourquoi pas. Signe des temps, oui. J’ai moi-même été contacté : on m’a demandé tout de go si je voulais dézinguer untel. (On supposait que je l'avais lu, ou le lirai, que je l'avais détesté, et surtout: que j'avais quelque chose à en dire, comme si l'épisodique mordant des posts de ce blog cautionnait la justesse de prises de vue commanditées…) Au temps pour l’harmonie et la pertinence des rubriques "pour-contre". Les goûts/les couleurs: match retour. Mais bon, pour  pondre Contre Sainte-Beuve, il faut se lever tôt… Mais passons, c’est un autre sujet. J’ai un livre qui sort fin août et je ne voudrais pas me faire d’ennemis dans la presse. Qui dit pré carré dit tondeuse. Les place sont chères.
On a juste envie de dire à ceux qui font profession d’information que nous autres, écrivains [tout en sachant qu’il est impossible de se reconnaître sous pareille étiquette, laquelle range Pierre Guyotat et Guillaume Musso sur la même étagère professionnelle, alors please don’t bullshit us], que nous autres, donc, auteurs, hélas, ne nous posons jamais assez de questions et qu’il est un peu facile et cavalier d’en profiter. Non, nous ne sommes pas assez philosophes, pas assez poètes, pas assez essayistes, pas assez quantiques, pas assez mésopotamiens. Pas assez stylistes et passez mérovingiens. Souvent impulsifs et parfois même agacés. Mais la presse sait combien la tentation d’un « papier » titille celui qui a pour seule appendice sa plume. Tant qu'à être poule, autant pondre un œuf, tant pis si sa coquille ignore tout de l'or.
Je n’ai rien contre Salim Bachi. Ni pour. On ne m'a heureusement pas sollicité sur la question. Mais plutôt que de « se glisser dans la peau de », comme naguère on le faisait après une certaine période de « deuil » – et il serait bon de réfléchir à ce qu’est le deuil en termes d’affect linguistique–, n’aurait-il pas dû s’interroger profondément sur, non pas l’intérêt d’une telle démarche – l’intérêt est nul – mais sur les "effets" de cette démarche. Puisqu'ici l'effet l'emporte sur la cause. Le médium sur le message. Et le péril musulmano-terroristo-émigrant-faciès-etc sur la complexité des motivations du RAID en période pré-électorale (first we free a maternelle, then we kill the motherfucker). Salilm Bachi l’a sûrement fait, d’ailleurs — dans les délais qui lui étaient impartis. Un écrivain sait rebondir, au risque d'être  plus ballon voire baudruche qu'écho. Courage ou inconscience ? Ce n’est pas à nous de le dire, car nous aussi manquons de recul. Ecrire, c’est reculer, je crois, le rappelle. Dans un sens ou dans l’autre. Ça dépend dans quel sens tourne la tête. Si l'extérieur lui paraît plus pertinent que l'intérieur.
Non le problème dans cette histoire qui peine à en devenir une autrement qu'en Une, tant d’autres soucis plus cuisants nous sollicitent, comme par exemple les montages financiers réalisés par notre président pour le compte de Kadhafi. Car on sent bien qu’il conviendrait de se positionner (mot horrible) d’un point de vue, disons, moral. Or la fiction, l’écriture, l’imagination (dont le son est paraît-il imprescriptible) s’en sont mêlés. On peut donc hésiter, ou se montrer prudent, avant de condamner moralement une démarche qu’on suppose/espère/soupçonne littéraire. M’enfin, comme dirait Gaston, le texte en question n’est pas publié par un éditeur mais par un quotidien. Il y a donc eu commande (sauf si l’idée vient de Salim Bachi, mais bon…). Fermons les parenthèses.
Cela dit, on n’est pas obligé de prendre position. Y a-t-il eu « indécence » ? Les réactions ont fusé, toutes plus intéressantes les unes que les autres. Un presque débat a vu le jour. On parle (ici j’omets volontairement les guillemets) d’obscénité, d’islamisme armé, de monde désarticulé par la violence aveugle, de lumière blanche annonçant sa dernière heure, de droit à l'ingérence littéraire, etc. On a évoqué la jurisprudence (mot qui soudain dérange dans sa sonorité compartimenté), on a cité Jauffret, publié Olivier Rolin (impeccable), Marc Weitzmann, on a même prétendu qu’il aurait fallu le talent de Koltès. Ô morts, vous voilà une fois de plus dans l'agora évoqués…
Mais il semblerait qu’on oublie un petit détail. L’écrivain, stricto sensu, ne s’intéresse pas au "fait divers" ni même au fait majeuri. Flaubert se contrefout de l’adultère qui va très bien merci dans la société bourgeoise de son époque. Joyce n’est pas obsédé par l’Irlande qui est un pays comme la Pologne et donc nulle part. Guyotat ne se concentre pas uniquement sur l’avenir du foutre pendant la guerre d’Algérie dont il ne faut pas parler. L’écrivain est censé, jusqu’à preuve du contraire, bâtir une œuvre, du moins avoir un projet, allez, soyons cool, suivre une ligne. Il faut donc lire ce qu’il écrit à l’aune de son entreprise. Salim Bachi avait déjà postulé au rang d’inventeur de paroles avec son livre intitulé Moi, Khaled Kelkal, paru chez Grasset. Son intervention s’inscrit donc (d’après lui, et surtout selon Jean Birnbaum qui l’a sollicité) dans une logique dont on pourrait questionner, si l’intérêt nous en prenait, l’autre logique interne. En tout cas, c'est un exercice qu'il a déjà pratiqué, même à froid. Lui refusera-t-on le droit à l'urgence? C'est un autre débat. Zola a écrit J'accuse, et personne ne le lui a reporché. Enfin, si, tout le monde ou presque, mais la question n'est pas de savoir si on est Zola ou Bachi, le label qualité n'a rien à faire ici.
La question, finalement, est peut-être la suivante : l’avidité de faire débat est-elle à ce point honorable, sous couvert de démocratique intention, qu’il faille le bouclier de la fiction pour relancer le moribond traitement de la réalité ? Bien sûr qu’une telle colonne allait faire débat ! Mais allait-elle faire journalisme ? allait-elle faire littérature ? Allait-elle faire ? N'allait-elle pas, trop simplement, dire, parler, délirer? Sans magnifier ni déshonorer, certes, puisque de toute façon la parole d'un homme ne vaut que son pesant d'encre monnayable. BASTA. Abondance de courriers de nuit pas, pas plus que floraisons de tchats, et ce post n’en est évidemment qu’un pénultième rot digital.
Quelle serait ma réaction si on me demandait, prenons un exemple improbable mais pas tant que ça, d’assumer la posture, osons, d’une viande halal ayant soudain droit à la parole (moyennant quelques connaissances religieuses) dans les colonnes d’un journal ? Ce serait tentant. Un défi, en quelque sorte. Je pourrais hésiter, tâter le terrain. Je pourrais également m’abstenir, jouer la carte Bartleby, sachant combien cette carte est sagesse et folie et prudence et rébellion.
Je pourrais dire aussi : « I would prefer not to ». Ce qui chez Herman Melville, auteur de la nouvelle intitulée Bartleby, a un sens très précis, indépendamment de l’élégance de la formulation possible dans sa traduction, et qui est, excusez l'aspect chiche de la trouvaille : Pas envie.
Oui, pas envie. Pas vraiment envie. Parce que ailleurs. Pas là. Pas maintenant. Pas comme ça. Pas quand vous le décidez. Pas ceci et pas cela. Pas moi. Pas à pas, mais sûrement dans vos pas. Pas possible. Pas d'accord. Pas moi, ni vous, ni eux. Patience. Passion.

1 commentaire:

  1. Il y a un type quarante ans exact avant qui disait, devant l'unesco-excusez-du-peu : "Le vrai moyen de leur permettre d'être, c'est de beaucoup leur donner, mais surtout, de ne rien leur demander". Il parlait des sciences humaines, et de la demande un peu pressante qu'on leur faisait de répondre à des questions qui n'étaient pas les leur. Le type s'appelait Lévi-Strauss, et il pensait qu'elles étaient fragiles, parce qu'elles étaient encore dans leur préhistoire. Votre texte est très beau. Je suis très contente que la littérature ne soit pas dans sa préhistoire, et qu'on prenne soin d'elle. Quand même.

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