lundi 11 février 2013

Passe-moi le Boer !

Ne nous laissons pas berner par tout et n'importe quoi. Je recevais hier soir un mail me vantant un obscur auteur italien auquel on me conseillait de m'intéresser. Je tairai son nom, par compassion pour sa veuve, si elle daigne rester avec lui jusqu'à sa mort, ce qui est hautement improbable (il faudrait d'abord qu'il la rencontre et la persuade de l'épouser, et pour cela lui cache la nature de ses écrits…). Cet auteur m'est présenté, qui plus est par lui-même puisque – ô aberration – c'est lui qui signe le mail me vantant ses qualités littéraires, comme suit:
"XXXX a été défini par certains critiques importants comme un écrivain à la plume facile, c’est à dire comme un narrateur tout court qui donne de son mieux en prise directe selon celui qui sait raconter les faits et le sens de la vie."
Je ne suis pas tombé dans le panneau aux alouettes roses. Il faut dire qu'on m'a déjà fait le coup il y a quelques décennies avec Umberto Eco et Jean Rouaud.
En revanche, ô stupeur, ô faction, il va enfin se passer quelque chose dans le monde pourri des lettres. Précédé par sa réputation à la fois sulfureuse et énigmatique, vendu dans trente-deux pays (bien que la France en soit encore à se déchirer pour les droits à l'heure où on vous cause), un livre hors du commun risque de faire parler de lui pendant un sacré bout de temps: il s'agit d'un premier roman, au titre en apparence inoffensif – Sonia – écrit directement en anglais par un jeune Néerlandais de vingt-huit ans, Piet Boer. Il devrait sortir, après quelques démêlées juridiques, d'ici une quinzaine de jours. Il est rare qu'un ouvrage se réclamant à la fois des grands post-modernes américains, de Cortazar, de Bolaño et – encore moins courant – de Peter Nadas réussisse à captiver à ce point les éditeurs. Mais il faut dire qu'en plus d'être un objet littéraire non identifié, Sonia unit deux autres composants dont on n'avait pas l'habitude dans ce type d'ouvrage-limite: une pornographie insensée et des thèses philosophiques pour le moins surprenantes (même si l'influence d'Agambem s'y décèle intensément).
Situé en grande partie dans un harem imaginaire qui doit beaucoup à Sade mais aussi à Pérec (quelques allusions à un puzzle représentant une partouze transcendante nous mettent sur la voie…), Sonia débute par un clin d'œil à peine déguisé au Voyage au bout de la nuit, de Céline: 
"C'est par une annonce dans un quotidien que tout a commencé…"
 Mais la nuit où va nous entraîner l'auteur est d'une luminosité incandescente, peuplée de corps sans organes, habitée par les fantômes de l'ontologie la plus vacharde. Très vite, la "Sonia" du roman éponyme se retrouve embarquée dans une descente  non pas aux enfers mais dans les tripes mêmes d'une textualité débridée en compagnie de "mâles au fluide brûlant" :
 "décollés recroquevillés chacun à une extrémité du divan les mains protégeant leurs sexes ils poussèrent des exclamations je n'entendais rien"
– et c'est cinquante ans d'histoire littéraire qu'on va alors traverser, à un rythme effréné, comme si Gonçalo Tavarès, Rodrigo Fresan et Thomas Pynchon avaient pris du peyotl ensemble et décidé de faire tabula rasa.
Sous la plume de Piet Boer, le corps humain devient une cathédrale infrangible, secouée par des ondes iniques, interpellée par des affects encore inédits :
 "mouvements internes technique depuis des millénaires la fille ferma les yeux comme l'aurait fait une bouche tous ses muscles roses". 
Sonia, qui au début se prête au jeu, ne se doute pas que le "harem" où elle se rend est en fait la littérature elle-même, questionnée dans l'illusion de son progrès et la sauvagerie de ses expériences: "J'avais fini par considérer ces séances comme un divertissement point trop mal venu dans une existence qui s'était révélée passablement monotone." Mais elle va vite découvrir le double-fond des "merveilles de l'accord charnel" au contact d'Amhed, une sorte de Walter Benjamin à rebours, qui l'enjoint à "jurer que nul encore n'était passé par là", ce à quoi Sonia, après des péripéties où l'auteur se plaît à singer Joyce et Claude Simon (il est question, lors d'un passage quasi insoutenable, de "sabots déchirants"), ne peut que répliquer:
"Et ô faculté d'oublier ou de mentir de vos faibles compagnes je le jurai [I swore it]."
Comme dans tout roman héritier du post-modernisme, on trouve des bizarreries typographiques, telles ces deux pages blanches juste avant la fin, qui semblent béer d'une blancheur d'où Ahab peine à surgir. Les titres des chapitres se jouent également des codes et du lecteur – "Quatrième leçon et… entrée de service", ou encore "Une école unique au monde" – et l'auteur va jusqu'à se moquer lui-même de sa propre démarche: 
"Ce cours que vous suivrez ici sera théorique, mais aussi pratique, pour qu'aucun détail ne soit négligé. Vos maîtres sont exigeants, votre réussite auprès d'eux dépendra de votre science [knowledge] autant que de votre sensibilité."
Espérons qu'on pourra lire bientôt en français cet étrange roman tout entier tissé de fabulations et d'hérésies carnavalesques, qui risque de débarquer dans nos librairies tel le mystérieux colis dont nous parle Piet Boer au chapitre 4:
Le colis s'envola en direction de la baie de mon salon où il fut déposé / des hommes en sortirent le plus monumental piano jamais construit par Steinway and Sons…
Posant de réels défis au traducteur, exigeant du lecteur une lecture sans cesse bifide, brisant ça et là quelques tabous philosophiques, osant une sexualité à la fois contrapuntique et frivole (certains passages sont construits à la manière des sonates de Bach…), Sonia n'est pas d'un abord facile quoique truffé de fulgurances – "je vis les deux petites tiges de chair brune qui pendaient entre leurs cuisses se raffermir puis devenir horizontales telles deux mécaniques commandées par le même courant" –, mais son ambition et son audace laissent pantois. 
Patientons donc un peu. Il ne reste apparemment que trois éditeurs français en lice, et les enchères devraient se clore assez vite. Quel que soit le gagnant, il aura le privilège de nous offrir un de ces livres qui bouleversent l'équilibre chimiquement instable de la narration et relancent la donne du langage.

3 commentaires:


  1. Parmi les noms évoqués (échos ou parrains tutélaires), certains (Cortazar, Bolaño, Agamben, Fresán, Gonçalo Tavares) font saliver par anticipation en pensant à l'heure d'enfin savourer le roman de notre éclectique Batave, d'autres moins, ou m'espanteraient même...
    Merci, en tout cas, de nous le faire découvrir et de nous en parler avec la fougue, l'ironie et le talent habituels...

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  2. Il y a quelque chose qui me paraît curieux dans cette histoire.

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  3. Etrange effectivement, pour un livre écrit en 1979 en français...

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