lundi 23 septembre 2013

L'intraduisible volonté volcanique

En ce moment, le Clavier relit Au-dessous du volcan, en anglais, euh non, pardon, en américain, euh non, re-pardon, en lowrylangue. Le problème, quand on est traducteur, c'est qu'il est quasi impossible de lire un texte, surtout un texte comme Under the volcano, sans, en plus de l'émerveillement ressenti, se poser des questions de traducteur. Le plaisir est-il gâché? Le voile professionnel vient-il obscurcir le plaisir toujours neuf? En fait, la question que se pose le traducteur qui lit en anglais un texte déjà traduit (qu'il n'aura donc pas à rajouter, a priori, à la pile de ses projets) est: "Comment l'aurais-je traduite, cette phrase?" Mais cette question est vite balayée, non seulement parce qu'il n'aura pas à la traduire, mais également parce qu'il sait qu'il ne peut la traduire dans son isolement, que pour parvenir à la dompter (ou à se laisser dompter par elle), il lui faudrait d'abord s'abîmer dans le texte entier afin d'arriver à son chevet au terme d'un long chemin de croix. On ne traduit pas "une" phrase, mais telle phrase prise dans un continuum, aussi discontinu soit ce continuum. Impossible de saisir le pied d'Achille sans avoir eu vent de son problème au talon et encore moins sans connaître son rapport aux maux. Quand il traduit, le traducteur se frotte aux décisions et jouit de cette friction afin qu'en jaillissent quelques étincelles, ce qui ne peut se faire que par un frottement répété, énergique, compulsif. Il ne s'agit pas de creuser, de fouir, de déterrer – les gemmes sont là, à la surface indétectable qu'est devenu le sens fait musique. Pas la peine de se changer en mineur, car ce qui remue sous les yeux est de l'ordre galactique. Autant, donc, avoir une fusée à la propulsion idoine. Autrement dit, savoir être aussi pierre que Beckett s'il faut s'attaquer à l'innommable, aussi ramifié que possible dès lors qu'on touche à Pynchon, carrément scindé si l'on tripote Burroughs. 
Mais revenons à la lecture, à cette lecture souvent bifide que fait le traducteur. Très vite, il ne se demande plus: Comment l'aurais-je traduite, cette phrase? Mais: Que devient-elle dans mon cerveau habitué aux translations? Qu'y a-t-il en elle de "déjà traduit" qui me fait la lire comme non pas définitive mais en transhumance? Où va-t-elle, cette phrase? Comment cherche-t-elle à résonner dans mon oreille française?
Quand on lit dans l'autre langue, ce qui vous réclame est encore mystérieux. Ce n'est ni le sens que la syntaxe a depuis longtemps soumis à la déflagration de nombreux possibles, ni la pure musique que votre amour de la syntaxe aime à laisser résonner. C'est autre chose, tout autre chose: le fantôme du texte, prêt à migrer dans des régions inconnues. Comme si le texte, sevré de ses sources, et méfiant de ses attaches, n'avait plus qu'un objectif à la fois abstrait et concret: vous changer, et, partant, faire de vous quelqu'un qui l'a lu et ne sera plus jamais celui qui ne l'a pas lu.
Sous le volcan, vous voilà. Et bien sûr Lowry, en maître des confusions, vous aide à voir ce que vous saviez de toute éternité: il y a deux volcans. Le Popocatepetl et l'Ixtaccihuatl. Le premier, vous l'avez toujours prononcé sans trop d'hésitation. Le second, il vous fourche la langue. C'est bon signe. Signe qu'Au-dessous du volcan a commencé à vous traduire et vous enseigne la seule langue qui tienne: celle du bégaiement. Consul un jour, consul toujours? Allez savoir…

3 commentaires:

  1. "Dans mon oreille française". (Je vérifie que mes pouvoirs d'hypnose télépathique fonctionnent bien. Apparemment ça marche.)

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  2. J'aime bien la métaphore du pied d'Achille (et peut-être vaut-il mieux saisir Achille par les cheveux...) Sinon, le Volcan = assurément un livre qu'on ne peut pas (re)lire sans être encombré de toute une charrette (voire un wagon) de connotations... et qui pourtant conserve sa magie et puissance !

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  3. L'un des plus beaux (et "vrais de l'intérieur", si je puis dire) articles sur la traduction qu'il m'a été donné de lire dans cette putain de vie... L'on a envie de dire (on le dit, d'ailleurs): "C'est tout à fait ça!", mais "ça", c'est quoi au juste? Peut-être (un peu? passionnément?) l'interstice, l'entre-deux où le granulé, la pigmentation, le galbe des langues se rencontrent et se confrontent, mais assurément l'espace, l'instant où l'œuvre EXIGE la traduction, où celle-ci lui rend parfois en ombres et saveurs ce qu'elle peut lui ravir d'innocence...

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