jeudi 20 mars 2014

Faut-il brûler les anthologies?

Ce n'est pas nouveau: les anthologies littéraires sont partiales. On cherchera en vain le nom d'Artaud dans celle concoctée en son temps par Pompidou. Aussi ne s'étonnera-t-on pas que l'Anthologie de la littérature contemporaine française, de Dominique Viart (Armand Colin) ait déchaîné les foudres d'Etienne de Montety, directeur des pages littéraires du Figaro. Car rendez-vous compte: certains auteurs ne figurent pas dans cette anthologie, alors que d'autres y sont.
Les absents? Ils sont légion selon l'auteur de l'article: on ne trouvera nulle part dans cette anthologie ces géants que sont Bernard Frank, François Nourrissier, Michel Déon, Neuhoff, Rouart, Lambron et consorts – des noms plus que familiers aux lecteurs du Figaro. En revanche, on trouve dans cette anthologie – et l'auteur de l'article semble le déplorer, voire s'en indigner – des "seconds rôles" comme Robert Pinget, des "happy few" comme Pierre Bergounioux! Il y a même – au secours! – Novarina et Olivia Rosenthal !!
On sent que la coupe est pleine. Mais non, il reste une goutte infamante, et l'auteur de l'article manque sur la fin quasiment s'étouffer, car patatras! voilà qu'il tombe sur un auteur… qu'il ne connaît pas!! Incroyable, il y a dans cette anthologie une inconnue! une inconnue du Figaro! Une certaine… Marie Cosnay. "On découvre son œuvre en même temps que son existence", nous précise Montety outragé, Montety brisé, Montety martyrisé qui la cite du bout des lèvres, et ne se remet toujours pas du fait que cette – qui ça, déjà? – ah oui, Cosnay, occupe une place qu'il aurait préférée voir attribuée à, on vous le donne en mille, Geneviève Dormann! On sent bien que Cosnay est un peu à Montety ce que Tous à poil était récemment à Copé: inadmissible. (On souhaite au passage au livre de Marie Cosnay le même sort éditorial que l'album de Claire Franek et Marc Daniau…)
Il faut dire que l'auteur de l'anthologie, Dominique Viart, a pris un parti assez étrange, puisqu'il a décidé de focaliser son travail sur les écrivains qui
«n'utilisent pas la langue comme un simple outil à leur disposition."
Du coup on comprend mieux la réaction de ce vaillant critique, qui voit ses auteurs fétiches écartés sous prétexte qu'ils "pratiquent" la narration "de manière monovalente" (l'expression est de Viart) et trouve que, bon, ça va cinq minutes ces conneries, mais reconnaissons que certains auteurs ne devraient carrément pas être dans l'anthologie car
"le recul nécessaire manque pour apprécier leurs livres."
C'est vrai qu'on a eu tout le recul qu'on voulait depuis trente ans pour se faire une idée de l'importance littéraire de Michel Déon, de la stature de Jean-Christophe Rufin, de la puissance stylistique de Begbeider, ces autres "absences flagrantes" que déplore Etienne de Montety. Et une fois de plus, on ne peut s'empêcher de penser à cette phrase d'un critique qui, dans les années 60, à propos de Barthes, Simon et autres, déclarait, ulcéré:
"Ces jeunes gens commencent à nous fatiguer avec la mise en question du langage."

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Anthologie de la littérature contemporaine, de Dominique Viart, Armand Colin-Scérén (CNDP-CRDP), 293 p., 39 €.


5 commentaires:

  1. Que Montéty perdure tel qu'en lui-même sa nullité repue et péremptoire le fige, quoi de plus vrai?
    Que Marie Cosnay "pèse" dix Dormann (et on peut y ajouter facilement une livre...) est une aveuglante évidence.
    Pourquoi alors cette foutue impression que tout n'est pas toujours si simple?
    Borges a réinventé la langue espagnole, et ses narrations n'ont rien de "monovalent", Juan Francisco Ferré aussi, à sa façon - mais il ne me semble pas qu'on soit sur la ligne Montéty en avouant préférer le premier au second...
    "Wittgenstein disait que ce qui s’exprime dans le langage, nous ne pouvons pas l’exprimer par le langage.
    L’on parcourt - selon que l’on considère cette assertion musclée du "Tractatus" comme étant vraie ou fausse - l’un ou l’autre des chemins divergents qu’ont, depuis l’aube du siècle dernier (et la fin du précédent, peut-être), emprunté non seulement la poésie, mais la littérature tout court (car "il n’y a pas de prose", Mallarmé le savait déjà).
    Si elle est vraie, le langage est matériau, source, table de jeu, de dissection, matrice, boulier, projectile: fin.
    Si elle est fausse, le langage est outil, abri, vecteur, arme, ruche, chemin: moyen.
    Les voies peuvent parfois se croiser, les ramifications s’épouser, sans que pour autant la grande discordance s’apaise ou s’oublie, car l’on appartient, dès lors qu’on écrit, à un versant ou à l’autre, inexorablement, en vertu d’un positionnement sur une échelle, non pas de valeurs, mais d’appartenances – ferme ou fluide selon – mais ne récusant jamais les signes par lesquels elle s’affirme, en se donnant, quoi qu’on en ait, partout et toujours, non pas pour ce qu’elle peut ou veut, mais pour ce qu’elle est, et fait."
    Il ne me semble pas, en ce disant, m'inscrire de quelle manière que ce soit en faux par rapport à Viart ou au présent article - bien au contraire...

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  2. on a eu tout le recul qu'on voulait depuis trente ans pour se faire une idée de l'importance littéraire.....
    30 ans + une 20aine d'années cela en fait un minimum de quinquagénaires.
    mon dieu et si c'étaient les jeunes (< 50ans, je ne suis pas sectaire) qui formaient la "force vive" de notre si beau pays qui s'en va à vau l'eau (comme ne cesse de le redire ledit journal)

    mais peut on encore le qualifier de journal. n'est pas sans intérèt de lire dans le Mode la façon dont le Figaro relate les multiples aventures de notre ancien président (il y a 2-3 jours)
    et portant ce serai presque un article à décharge.

    quant à Marie Cosnay.. sa chronique dans le Matricule des Anges est toujours un moment d'émotion. elle y parle (souvent) de ses approches des auteurs latinistes avec ses élèves de collèges
    (oh ce ne sont surement pas ceux de la Doctrine Chrétienne ou de Saint Cocufier dans le NAP.
    non ce sont - des basques (bouhh), quasi des ibères, ignares et surement ramasseurs d'oranges plus tard.

    que j'aurais aimé avoir une telle prof en latin, moi qui ai eu 0.5, 0.5 et 1 en composition latine pour le bac (le 0.5 était éliminatoire)
    mais bon elle n'oeuvrait pas (encore) dans la boite à curés où j'avais été pensionné.
    et en plus femme, surement syndiquée et socialo-communiss...

    ceci dit, j'ai relu récemment l'Enéide dans l'excellent traduction de paul Veyne (Albin Michel)
    ces ancètres, au moins ils savaient vivre (sans portable)
    ce n'est que plus tard sous Rabelais que l'on a remplacé le petit oisillon par le papier journal, lui trouvant ainsi une occupation.

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  3. N'est-ce pas la mise en question tout court que ne supportent pas ces conservateurs-là ? (Bruno Fern)

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  4. On imagine aisément les lecteurs du Figaro, émargeant aux Rotary clubs de province, suffoquer d'indignation devant les lacunes de cette anthologie ; à croire que la distinction écrivain/écrivant - qui est devenue une tarte à la crème pour la majorité de nos contemporains - établie par Barthes il y a plus de cinquante ans n'a toujours pas pénétré certains cerveaux. Allez, une petite piqûre de rappel, ça fait jamais de mal :

    L'écrivain accomplit une fonction, l'écrivant une activité, voilà ce que la grammaire nous
    apprend déjà, elle qui oppose justement le substantif de l'un au verbe (transitif) de l'autre. Ce n'est
    pas que l'écrivain soit une pure essence : il agit, mais son action est immanente à son objet, elle
    s'exerce paradoxalement sur son propre instrument : le langage ; l'écrivain est celui qui travaille
    sa parole (fût-il inspiré) et s'absorbe fonctionnellement dans ce travail. L'activité de l'écrivain
    comporte deux types de normes : des normes techniques (de composition, de genre, d'écriture) et
    des normes artisanales (de labeur, de patience, de correction, de perfection). Le paradoxe c'est
    que, le matériau devenant en quelque sorte sa propre fin, la littérature est au fond une activité
    tautologique, comme celle de ces machines cybernétiques construites pour elles-mêmes
    (l’homéostat d’Ashby) : l’écrivain est un homme qui absorbe radicalement le pourquoi du monde
    dans un comment écrire. Et le miracle, si l'on peut dire, c'est que cette activité narcissique ne
    cesse de provoquer, au long d'une littérature séculaire, une interrogation au monde: en
    s'enfermant dans le comment écrire, l'écrivain finit par retrouver la question ouverte par
    excellence: pourquoi le monde? Quel est le sens des choses? En somme, c'est au moment même
    où le travail de l'écrivain devient sa propre fin, qu'il retrouve un caractère médiateur : l'écrivain
    conçoit la littérature comme fin, le monde la lui renvoie comme moyen : et c'est dans cette
    déception infinie, que l'écrivain retrouve le monde, un monde étrange d'ailleurs, puisque la
    littérature le représente comme une question, jamais, en définitive, comme une réponse. (…)
    Les écrivants, eux, sont des hommes « transitifs» ; ils posent une fin (témoigner, expliquer,
    enseigner) dont la parole n'est qu'un moyen ; pour eux, la parole supporte un faire, elle ne le
    constitue pas. Voilà donc le langage ramené à la nature d'un instrument de communication, d'un
    véhicule de la «pensée». Même si l'écrivant apporte quelque attention à l'écriture, ce soin n'est
    jamais ontologique: il n'est pas souci. L'écrivant n'exerce aucune action technique essentielle sur
    la parole; il dispose d'une écriture commune à tous les écrivants, sorte de koinè, dans laquelle on
    peut certes, distinguer des dialectes (par exemple marxiste, chrétien, existentialiste), mais très
    rarement des styles. Car ce qui définit l'écrivant, c'est que son projet de communication est naïf :
    il n'admet pas que son message se retourne et se ferme sur lui-même, et qu'on puisse y lire, d'une
    façon diacritique, autre chose que ce qu'il veut dire : quel écrivant supporterait que l'on
    psychanalyse son écriture? Il considère que sa parole met fin à une ambiguïté du monde, institue
    une explication irréversible (même s'il l'admet provisoire), ou une information incontestable
    (même s'il se veut modeste enseignant) ; alors que pour l'écrivain, on l'a vu, c'est tout le
    contraire : il sait bien que sa parole, intransitive par choix et par labeur, inaugure une ambiguïté,
    même si elle se donne pour péremptoire, qu'elle s'offre paradoxalement comme un silence
    monumental à déchiffrer, qu'elle ne peut avoir d'autre devise que le mot profond de Jacques
    Rigaut : Et même quand j'affirme, j'interroge encore.

    Roland Barthes, Essais critiques, « Ecrivains et écrivants » (1960).

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  5. l’écrivain est un homme qui absorbe radicalement le pourquoi du monde dans un comment écrire
    bon dieu de bon dieu : cela ne doit pas lui être simple d'aller acheter une baquette de pain
    (et je ne parle pas de pain aux noix et figues, tranché en long, emballé en paquets de 5 tranches) le temps de passer la commande et le dit pain doit être rassis.

    comme disait ma grand mère : "tu l'enverrais chercher la mort, t'as le temps de crever trois fois"

    j'ai toujours appris (travaillant dans des sciences dures) que dominer une matière c'était pouvoir la "traduire" aux autres sous une forme simple. quand on comprend peu, on met des mots abscons pour le paraitre moins. (mais ce n'est qu'un paraitre)

    heureusement que les chercheurs de l'EPFL (Lausanne) qui travaillent sur le projet The Human Brain n'ont pas (encore) à cabler ce type de raisonnement.
    a défaut de couteau (suisse) il conviendrait de leur fournir un couteau à la Lichtenberg (et cet pourtant avec ce genre d'outils qu'il a tout de même inventé la xérographie)

    écri - vain et écri - vent, cela ne doit pas être trop différent


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