lundi 23 février 2015

Un sbire sinon rien: Mauche, déconsidérateur


Et si le nouveau texte de Jérôme Mauche, Le sbire à travers, était immensément drôle ? Et si, au-delà du projet et de sa mécanique – raconter ( ?) brièvement des situations bancales où la délinquance fait transfuge et délaisse le réel pour vicier le syntaxique –  résonnait un grand rire sain et kafkaïen ? Un demi-millier de paragraphes sont ici consacrés à d’étranges dérapages : des faits divers, si l’on veut, ou des spectrographies de vies, des montages d’existences, des constats d’échec, bref, des « petites épures mortes en travail », qu’on pourra/pourrait lire en parallèles plus ou moins divergentes avec les textes d’Yves Pagès (Petites natures mortes au travail), de Régis Jauffret (Microfictions) ou de Philippe Adam (Les impudiques), même si, bien sûr, l’enjeu est ici autre.
D’emblée, ou presque, Mauche nous donne le modus operandi de ces unités textuelles :
« A travers le sbire a pour sujet de déconsidérer un certain type de phrase basé sur des activités de moyenne réprobation, l’inconvénient est que l’inintérêt de l’intérêt finit par être tenace et notamment sollicité par de petites failles techniques on finirait presque par y croire, le récit esquissé aboutit et manque, la narration exsude par des mots sans mémoire, Le sbire à travers (en trop grand nombre, repris) est une manière de précipiter des intitulés en les jetant au sol, autre que c’est impossible ils rebondissent parfois. »
A travers le sbire ou le sbire à travers ? Le retournement du gant procède évidemment de cette opération poétique à laquelle se livre (et qu’invente) Mauche : la déconsidération du réel par la phrase à failles. Bon, je sens que vous n’êtes pas encore convaincu de la drôlerie de la chose, mais c’est parce que, dès qu’on parle syntaxe, les dents se serrent, or quoi de plus hilarant pourtant qu’une phrase qui se casse la gueule en se mordant la queue ? L’auteur – le sbire en chef ? – transforme son paragraphe en toile d’araignée, y engluant notre lecture pour mieux faire résonner sa toile. On est, d’une certaine façon, dans le camp de Buster Keaton, mais c'est du Keaton grammatical, donc bien sûr très particulier, et sans doute cela exige une forme d’abandon vigilant, mais il est rare qu’une lecture fasse rire du fond de son articulation linguistique – voyez pourtant :
« L’homme nettoie une à une les marches de cette maison de retraite, celle du perron reluisent, en particulier une enquête administrative démontre que c’est aux affiliés à leurs risques et périls de s’y aventurer, mais la meilleure manière d’en déduire le glissant ne serait proportionnellement que d’augmenter le montant de sa propre police d’assurance, lui-même avec un balai fait des offres très intéressantes. »
Jouant avec l’ordre de causalité, les accords, les pronoms, les pluriel, se servant de la virgule comme d’un croche-patte, poussant l'adverbe comme un pavé déchaussé, Mauche déconstruit et reconstruit des milliers d’infra-drames avec une virtuosité discrète qui rend la lecture de son livre incroyablement active. On lit à l’affût, et pourtant on passe par le collet à chaque fois. Qui peuple ce livre ? Oh, humanité ! Il y a un bonhomme de neige, un chercheur d’or, un chef d’entreprise, un chien, un chat-huant, un gang mafieux, un médecin, un infirmier, un journaliste, une employée de maison, etc. Ils préféreraient tous ne pas, mais allez savoir. C’est sans fin. Comme des grappes de vies arrachées à leur terreau de mots qu’on aurait replantées pour faire de la narration non une possibilité mais une impossibilité encore plus riche, parce que soumise à une opération virale. Des boutures calamiteuses (mais calibrées) pour mieux contaminer l’hallucinante végétation humaine. Pour mieux rire, donc, aussi :
« Une petite grand-mère se rend à la boucherie voisine, on la connaît surtout pour son insistance à commander de minuscules portions de viande qu’elle cherche à réduire encore sous le coutelas du professionnel amusé d’abord, cet homme intègre perd sa bonne humeur quand à force de toujours réclamer un chouïa en moins il en arrive à la pulpe de ses doigts, mais elle ne mange pas de ce pain, il se refuse à emporter ces rognures empaquetées de phalange que pourtant il lui cède. »
D’une certaine façon, Le sbire à travers est le livre des mutilations. Si la pensée est un acte de la chair, alors l’écriture est une lame dont le lecteur est le manche. QED.
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Jérôme Mauche, Le sbire à travers, éditions Le Bleu du Ciel, 17 €

1 commentaire:

  1. Magnifique, je ressors le livre que j'avais mis de côté, craignant de ne pouvoir y entrer, vous m'avez donné les clés. Et je suis heureuse de signaler votre note dans les informations et liens de Poezibao !

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