mardi 31 mars 2015

Peler, écrire: c'est pour ta pomme

Peler une pomme en une fois, une seule, semble souvent au-delà de nos compétences, et au-delà de notre concentration, et nous avons souvent l'impression de trancher la pelure à mi-chemin comme pour conjurer le sort et affirmer notre imperfection. Pourtant, la chose est simple: il suffit de considérer les deux objets nécessaires pour accomplir un geste et non plusieurs.
Une pomme. Un couteau. Le mouvement doit être rotatif et descendant. Mais l'astuce est la suivante: ce n'est pas la main qui tient le couteau qui doit œuvrer, mais celle qui tient la pomme. En effet, c'est à la pomme de tourner, non au couteau de simuler le parcours de sa rotondité. Tenez le couteau comme s'il s'agissait de l'essence ; tournez la pomme comme si c'était l'existence, et imprimez-lui, doigts aidant, doigts agiles, un lent mais assuré mouvement de rotation. Ainsi, c'est la peau qui viendra se délester d'elle-même sous la lame (évitez l'économe, version orthopédique du couteau). Vous verrez, tout se passera bien.

Eh bien il est possible que l'inverse soit frais pour la travail sur la phrase. Certains écrivains, ayant sans doute maîtrisé la pelation [sic] de la pomme, opèrent similairement avec le langage. Plutôt que d'attaquer le fruit de la phrase, à la pulpe revêche, ils font juste tourner le globe du langage ordinaire, dont la peau ne demande qu'à se détacher; de là ces phrases bien tournées, quasi savoureuse. Je n'irai point breveter cette comparaison, ni encore moins la théorie qui en dégoutte [re-sic], mais à force de peler des pommes (je suis en pleine phase maîtrise de la pâte feuilletée) et à force de tailler des phrases (je suis en pleine phase putain c'est pas gagné), j'ai l'impression que c'est un peu ce qui se passe.

Le coulé du geste, la douceur de la pulpe, l'hélicoïdal lustré  de la peau, la jouissance du geste continu: quelle aisance, quelle saveur, quelle beauté. Jai envi 2 dir: quel ennui. Mais le fruit: ce potentiel de pourriture. Ne faut-il pas le peler en sachant qu'il contient en lui tout le devenir de la décomposition, des vers? Voir en lui la chose talée à peine tombée. Pas le truc made in Eve und Adam qu'on peut poser au milieu de la table, mais un projectile, une bombe, le sorbet de la mort.

Quand je pèle ma phrase, je me coupe, nos pulpes se confondent, le jus qui coule poisse, il faut tout refaire, tout nettoyer. Mon livre, je le sens, ne sera pas de la tarte. C'est lui qui me cuisine, non l'inverse. Bon, j'aurais pu prendre le topinambour comme autre exemple. Mais peler un topinambour, c'est un peu comme lire du Eric Laurrent, si tu vois ce que je veux dire. 

Je vous laisse, j'ai un Noémi Lefebvre sur le feu, et là, soyez sans crainte, c'est pour les gourmets.

lundi 30 mars 2015

Les icônes animées du magicien Hogan


Un jour, « dans le tohu-bohu d’une foire du livre en Allemagne, un après-midi d’octobre, 2012 », un éditeur dublinois confie à Pierre Demarty – écrivain éditeur chez Grasset et traducteur de l’anglais–, un texte discret, presque confidentiel, paru en 1976, écrit par un auteur âgé à l'époque de vingt-six ans et dont on ne sait quasiment rien, un certain Desmond Hogan, plus secret encore que Salinger, et que certains ont surnommé « l’homme qui avait disparu ».  Ebloui par la découverte de son œuvre, Pierre Demarty décide de publier l’intégralité de cette œuvre éconduite injustement par la postérité : cinq romans, un récit de voyage, quelques nouvelles. Le premier texte que vous pourrez lire s’intitule Le garçon aux icônes, et il fait l’effet de braises palpitant sans relâche sous la cendre.
C’est l’histoire d’une mère et de son fils, un fils étrange, retiré en lui-même, rongé par des secrets, un fils qui un jour quitte leur Irlande natale, puis revient, puis part à nouveau et cette fois-ci ne donne plus de nouvelles. La mère est encore jeune, elle a la cinquantaine, elle est veuve, et son fils – Diarmaid – est son bien le plus précieux. Elle partira donc en Angleterre, à sa recherche, quittant pour la première fois ou presque une Irlande secouée par les attentats, enlisée dans le temps. A partir de ce fragile canevas, Desmond Hogan tisse un chant salvateur, où chaque seconde, chaque mot est susceptible de libérer des diamants d’émotions, de visions, de souvenirs.
Diarmaid a été à jamais marqué par le suicide d’un ami, il confectionne d’étranges icônes avec des bouts de rien, pleure souvent, à la fois proche de sa mère et coupé de toute possibilité d’amour – attiré par Londres, ce mauvais garçon qui sifflote mains dans les poches, peu sûr de lui mais certain de son altérité, part un jour, tel un Rimbaud fugueur, sans œuvre ni espoir, laissant sa mère – Susan – seule face à un destin de madone, entre la confection de robes et la désolation d’un pub. Mais Susan a besoin de la force vitale de son fil, même absent, pour retrouver l’élan de sa jeunesse perdue. S’il faut errer, elle errera. S’il faut s’approcher des fêlures, elle s’en approchera. Elle est animée et troublée par le goût sauvage de renaître, magnétisée par ce fils qui ne saurait être opaque à son cœur.
L’écriture de Desmond Hogan est une pure merveille de pudeur et d'audace, de distance et d’empathie, et l'auteur s’empare du personnage de Susan avec une précision toute flaubertienne, qui fait que son récit rappelle bien souvent les Trois contes, progressant par touches légères, tout en approches  musicales. Les choses tues et cachées, les émotions en lisière, les tremblements du cœur, la chair en réveil, tout affleure et rougoie dans ces pages où l’essentiel infuse le quotidien, dans des phrases déposées comme des offrandes :
« Une présence dans la nuit. Pourtant les nuits de Galway Est étaient désolées. Pleines de vaches vêlant, de fermiers flatulant, de vieilles femmes occupées à mourir ici ou là d’un cancer ou d’une solitude contractée jadis à la foire. Oui, c’était une contrée toute de trahisons. Les morts semblaient s’attarder. Quelque chose d’inavoué dans leur vie. En été seulement, quand la pavots vagabondaient le long des murets et qu’une mélodie de Chopin s’échappait de la maison du docteur où une femme, son épouse, se pliait roidement aux lois de l’été. »
L’amour de Susan pour son fils est une boîte de Pandore, et à peine la mère l’entrouvre-t-elle qu’un monde entier s’en échappe, en mille souffles entêtants, non seulement le monde intérieur de ses contradiction et de ses se renoncements, mais aussi celui, plus subversif, plus ravageur, de ses désirs, ses attentes, ses peurs. Les icônes s’animent, et le temps, lentement, explose – la quête de l’amour indicible brûle plus sûrement qu’une foi. L’écriture de Hogan, par sa subtile liturgie, confie au lecteur les secrets d’une sidération qu’on croyait perdue – une écriture que Demarty épouse et cadence à la perfection.
Désormais, chaque année, on guettera le retour de la comète Hogan, l’homme qui a disparu pour mieux nous ravir à nous-mêmes.
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Desmond Hogan, Le garçon aux icônes, traduit de l’anglais (Irlande) et présenté par Pierre Demarty, éd. Grasset, 19€ – parution le 1er avril

mercredi 25 mars 2015

Une dernière pour la route…

lu
comme tout le monde ou presque personne
cette info
somme toute

banale:
"D'après Les Echos de ce mardi 24 mars, le document de référence approuvé par le Conseil d'administration de Renault dévoile pour 2014 une rémunération "au global" en hausse de 169% pour le PDG, Carlos Ghosn. "Le package du dirigeant est valorisé 7,2 millions d'euros, contre 2,37 millions d'euros en 2013", écrit le quotidien économique."
Je me suis dit: ah bon. Puis j'ai pris ma plus belle plume de paon en voie de disparition et sur le papier recyclé de l'intolérance, j'ai rédigé cette inepte bafouille, que je n'enverrai pas, faute de timbre :

"Cher Carlos Ghosn,
C'est par la presse que j'ai appris que tu étais désormais à l'abri de la vague scélérate financière qui va  ravager l'Europe et briser les pauvres et les moins pauvres dans les cinq ans à venir (je suis optimiste). Je ne connais pas bien tes besoins et encore moins tes désirs, mais laisse-moi te dire que je ne nourris à ton égard aucune rancœur, aucune amertume. J'ignore si ton travail mérite un tel salaire,  même si je vois mal comment un travail aussi con à mes yeux peut rapporter autant, mais sache que tu n'as rien à craindre, personne ne viendra frapper à ta porte pour te parler de décapitation populaire justifiée par un mouvement insurrectionnel qui nous aurait malencontreusement débordés.
Sache seulement que cet argent, que des banquiers placent ici et là à ta place, un jour, ne vaudra rien. Tu ne pourras rien en faire, ni toi ni tes enfants – la cendre aura gagné. Car en mourant d'ennui la dernière abeille aura supprimé la possibilité du miel, et qui es-tu pour prétendre vivre debout sans miel? Et sans ce que le miel implique? Je plaisante, bien sûr. Tu t'en fous des abeilles. Et crois-moi, jusqu'à demain, c'est réciproque. Cette planète a l'éternité du capitalisme devant elle. Ne crains rien. Va en paix. On parle de toi, c'est déjà ça, alors que tu n'es rien, sinon un chiffre. Est-ce là ce à quoi tu aspirais à cinq ans? A six ans? Toi seul le sais. Toi seul l'as oublié. Momie. Package. Au global. Hausse. Quelle langue tu parles. Avant de disparaître, pense à tous ceux qui ne t'envient pas."
Bonjour chez vous.

C'est parti, donc ça continue

Le Clavier Cannibale décroche jusqu'à lundi, histoire de remettre à l'heure la pendule omnivore de ses lectures (et de sniffer de la chlorophylle). Dans la valise molletonnée à roulettes omnidirectionnelles et poignée télescopique, entassés tels des lingots-sardines, pas mal de proies feuilletées en attente de dévoration:

Le garçon aux icônes, de Desmond Hogan, futur roman culte  écrit par un Irlandais secret et traduit finement par Pierre Demarty ;

Farigoule Bastard, de Benoît Vincent, attendu depuis que la belle lurette existe (Attila);

l'injustement négligé Animale, de Laure Anders (Buchet-Chastel) dont Jean-Phi Blondel m'a imposé la lecture;

L'enfance politique, de Noémi Lefebvre (Verticales) puisque Pagès l'a édité;

Vilnius Poker, de Ricardas Gavelis, monstre lituanien publié par Monsieur Toussaint Louverture, qui est tellement beau qu'on ne s'en lasse pas ;

L'orage et la loutre, de Lucien Ganiayre (L'Ogre) parce que l'Ogre est comestible;

029-Marie, de Franck Manuel, avec qui je débattrai bientôt lors de l'Escale du livre à Bordeaux (on vous dira quand et où en temps et en heure), publié par le redoutable Anarchasis;

Des phrases ailées, de Virginia Woolf, recueil d'essais choisis, présentés et traduits par Cécile Wajsbrot pour Le Bruit du Temps;

Le chantier littéraire, de Monique Wittig, aux PUL, ainsi que, chez le même éditeur, Un corps dérisoire/ 1. L'empan, de Georges-Arthur Goldschmidt;

mais aussi, pour garder la santé, Nécrophilie, un tombeau nommé désir, de Patrick Bergeron, aux éditions Le Murmure;

S'enfonçant, spéculer, d'Antoine Boute, chez Onlit éditions (et chez le même éditeur, tant qu'à faire, Comment le chat de mon ex est devenu mon ex-chat, d'Edgar Kosma);

et puis, on y tient, Moi, Cheeta, de James Lever (Le Nouvel Attila);

et Rosa, de Thomas Harlan (L'Arachnéen) 

& itou Brez cinéma, de Colette Mazabrard (avec qui on discutera également à Bordeaux).

Bon, on ne vous promet pas de tout lire en quatre jours ni de tout chroniquer, ça prendra le temps qu'il faudra, dra, dra, mais la fortune dorée sourit aux audacieux comme on se couche dans la fontaine qui à la fin se casse donc à la campagne quelques jours. Sur ce, je vous laisse fredonner les paroles suivantes, vous en connaissez peut-être l'air…

From the dusty mesa her looming shadow grows
Hidden in the branches of the poison creosote
 
She twines her spines up slowly towards the boiling sun,
And when I touched her skin, my fingers ran with blood.

In the hushing dusk, under a swollen silver moon,
I came walking with the wind to watch the cactus bloom.

A strange hunger haunted me; the looming shadows danced.
I fell down to the thorny brush and felt a trembling hand.

When the last light warms the rocks and the rattlesnakes unfold,
Mountain cats will come to drag away your bones.

And rise with me forever across the silent sand,
And the stars will be your eyes and the wind will be my hands.
Tous en chœur maintenant…





Un texte en son absence: la syncope selon Cazier

Un texte qui serait et ne serait pas, serait là bien qu'ailleurs, serait son absence, sa dissolution aussi. Ce texte & autres textes, de Jean Philippe Cazier, semble obéir au principe d'incertitude, qui veut qu'on ne peut déterminer en même temps le lieu et la vitesse d'une particule, et ici la particule serait un texte, et le texte qu'on lit un commentaire de ce texte – le poème de cet absent. Mais qu'est-ce qu'écrire sur un texte qui n'existe pas? Ce texte est-il l'absent de tout bouquet? Le livre à venir? La trace? L'indicible. Cazier parvient à former des modules quasi ondulatoires pour tenter d'explorer ce non-lieu. Il s'agira donc d'écrire sur ce
"texte, que personne ne peut voir, dans ce texte absent, dans lequel le manque, dans lequel est absent, ce texte, que personne ne peut voir, se reflète dans un silence, où se reflète l'absence"
Loin d'être une songerie, une dérive ou de simples variations, le livre de Cazier est un combat de souffle, une résistance d'esprit – usant de la répétition, de la ritournelle, du presque bégaiement, l'auteur interroge (et défie) la nature du texte absent. Où est le texte qui n'est pas? Pourquoi n'existe-t-il pas? A-t-il été, disparu, renoncé? Il faut pour cela, dans l'acte même d'écrire, en étudier et en épouser tous les avatars. Le manque, le silence, la destruction, la nuit, le rêve, l'invisible, le vide, l'effacement, le blanc, l'ombre, l'inconnu, le miroir, la limite, etc. : ces mots, chez Cazier, ne désignent pas de vagues postures mais font au contraire office de plateaux, de possibilités, qu'il s'agit d'arpenter afin d'entendre et de savoir quelle intensité survit du texte-qui n'est pas. Le texte, donc, passe et repasse par ses possibles, ses incarnations, ce qu'il fut ou aurait pu être avant de ne plus être que l'avenir de son empreinte.

Lisant Cazier, lisant ce texte qui ne remplace pas un autre texte, ne l'occulte pas non plus: le sentiment à la fois vertigineux et rassérénant, inquiétant et puissant, qu'ici est dit et avancé quelque chose de fondamental sur ce qu'est l'écriture, la création d'une écriture:
"Ce texte comme entité psychique: unit non une chose et
ce texte, mais ce texte et un texte, donné par sa lecture
(celui-ci n'est pas ce texte matériel purement lisible (simple
chose, simple texte), mais l'empreinte psychique de ce
texte, la répétition qu'en donne la lecture
(ce texte et la la lecture psychique de ce texte
font donc de ce texte un autre texte))
(ce texte est la lecture psychique de ce texte.)"
L'entreprise de Cazier semblait a priori impossible, viciée, voire vaine. Convoquer le vide du texte absent, l'habiter un instant, en varier les vibrations, le laisser se peupler d'absents, de leurs cendres – c'était s'avancer en territoire inconnu, risquer la chute, être pris dans une "pâture de vent". Mais d'emblée, Cazier occupe entier le lieu du chant. Il dit ce qu'il fait, fait ce qu'il dit. Son texte s'invente comme palimpseste sans cesse dissous et régénéré des textes en absence. L'auteur convoque également Mandelstam, Poliakoff, Mallarmé, Rimbaud, Duras, mais aussi Rothko, Malevitch – "Effacé englouti" –, Soulages, comme autant de familiers de la disparition, des noms qui fonctionnent en actes de mémoire, permettant de décliner le nom pluriel de qui traverse la page, la toile, etc. John Cage pourrait être un autre de ces noms, tout comme Messian. Artaud. Dreyer. Les grands troués.

Ce texte & autres textes se veut dialogue, philosophie du dévoilement/recouvrement, chant de l'impersonne:
"(Ce texte sans personne (peuplé de voix, de cris, de bruits
(langue brisée, confuse (langue soudaine (répandue – où?)))))."
Et si la mort réclame son rôle, dans la marque du silence, au cœur de la disjonction, c'est pourtant tout autre chose qui naît de la lecture de ce texte: le contraire du renoncement. L'affirmation d'un écart. Godot est venu puis reparti. A-t-il parlé? Qu'importe. Il faut continuer.

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Jean-Philippe Cazier, Ce texte & autres textes, éd. al dante, 72 pages, 9€

(Note: Jean-Philippe Cazier est poète, traducteur et écrivain français. Il collabore à diverses revues (Chaoïd, Inventaire/Invention, Inculte, Concepts, Chimères), rédige des textes poétiques ou de fiction ainsi que des études sur, entre autres, Deleuze, Guattari, Foucault, Derrida, Michaux ou Jacques Doillon. Il est membre du comité de rédaction de la revue Chimères, directeur de publication aux éditions Sils Maria et collaborateur à Médiapart. Nombreuses publications sur publie.net.)

mardi 24 mars 2015

L'intraduisible est-il soluble dans la langue?

La notion d'intraduisible est séduisante, apparemment. Un débat y était consacré hier au Salon du Livre sur le stand du CNL. Un colloque international se penchera sur son cas fin décembre à l'université d’Evry Val d’Essonne. Des articles paraissent de plus en plus régulièrement sur cette notion. On sent bien que la chose fascine, intrigue, comme une tarasque que certains, pourtant, auraient aperçue entre deux massifs de livres. Parfois elle semble se réfugier dans des ouvrages monstrueux où le jeu avec le langage est poussé si loin qu'il semble paradoxalement défier le travail sur la langue. Parfois elle fait des petits bonds de carpe dans un jeu de mots à deux sous. Vit-elle dans les abysses de Joyce ou s'égaie-t-elle dans une astuce à la Vermot? Est-elle baleine blanche, diable logé dans les détails, palimpseste radioactif? On ne sait plus trop. Son plus franc visage, finalement, ne serait-il pas celui, lunaire et menaçant, de la tarte à la crème? 

En fait, la notion d'intraduisible fonctionne bien souvent comme un signe, voire un symptôme: une façon d'aborder la traduction par sa supposée impossibilité. Pourtant, que je sache, on n'a pas encore forgé le concept d'inécrivible (qu'on me pardonne ce mot hideux, ou plutôt non: qu'on ne me le pardonne pas). Car l'intraduisible n'est que l'autre nom, régalien, pompeux, complaisant de la difficulté. Il n'y évidemment ni gouffre ni hiatus entre le traduisible et l'intraduisible. Il n'y a même peut-être pas de gradation, de glissement. L'intraduisible est simplement une difficulté ostentatoire, donnée pour telle, assumée. En l'isolant et en lui offrant le statut quasi chevaleresque de graal, on cherche en réalité à réinjecter un peu de sacré dans la langue. Dans quel but? Générer une plus-value d'admiration pour les traducteurs? Frissonner en imaginant qu'un texte ne peu pas "passer" d'une langue à l'autre?

Tout et n'importe quoi: l'intraduisible est une ombre baladeuse. La poésie? Intraduisible. Les jeux de mots? Intraduisibles. Les noms des personnages? Intraduisibles. Le mot "serendipity"? Intraduisible. Pynchon? Intraduisible? Tel reflet sur tel petit pan de mur? Intraduisible. Les anagrammes? Intraduisibles? Le mot "table"? Intradui…sable

Et si ce que l'on désignait pas intraduisible n'était que l'autre nom d'une sainte frousse : celle éprouvée en sentant le traducteur opérer à découvert, un traducteur qui profiterait pour ainsi dire d'une éclipse de la langue pour passer de l'autre côté? L'effroi né d'un livre qu'on sent soudain écrit par un être bicéphale? Le syndrome du horla? La découverte que rien n'est… intrahissible (ne me pardonnez pas non plus ce mot). Mais trêve de cogitations. Tous les traducteurs un tant soit peu chevronnés vous le diront: intraduisible, ça veut souvent dire deux choses: soit c'est mal écrit, soit c'est mal payé.

lundi 23 mars 2015

Brahim Metiba au coin du paradis

Ce qu'on ne peut pas dire, doit-on le taire? On peut également le laisser entendre, se faire entendre, ou du moins, par sa présence, préserver le frêle contact que les mots ne peuvent à eux seuls maintenir en vie. Et c'est à cela que s'emploie le narrateur de Ma mère et moi, très court récit autobiographique de Brahim Metiba. Imaginez: vous êtes né en Algérie, vous êtes homosexuel, et votre mère ne vous comprend pas ou plus, et tandis qu'Asmahan chante "Vienne est un coin du paradis" sur Radio Orient, une idée vous vient: faire la lecture à votre mère. Mais lui lire quoi? Vous choisissez, parmi tous les livres possibles, celui-ci, comme une évidence à rebours: Le livre de ma mère d'Albert Cohen. C'est avec lui que votre mère devra, aussi, dialoguer. 

En vingt-trois chapitres correspondant à vingt-trois jours, Brahim Metiba raconte ces moments presque intangibles où l'approche et l'éloignement semblent ne plus faire qu'un. L'écriture semble à première vue factuelle, comme si elle ne voulait pas pénétrer la chair des choses, par pudeur ou prudence, mais au fil des pages le lecteur découvre qu'on est au cœur même des choses: là où elles battent doucement, entre silence et indulgence:
"Ma mère veut savoir ce que signifie la phrase où Albert Cohen dit: 'Elle était si adroite pour la cuisine, si maladroite pour le reste.' Je dis que je ne sais pas, que le reste est peut-être l'amour, dans sa démonstration. Ma mère me regarde."
Cherchant à établir un lieu commun où se rejoindre, et ayant choisi pour toucher cette mère musulmane le livre d'un Juif, l'auteur sait qu'il fait le plus grand détour possible, mais c'est sans doute comme pour prendre à revers celle dont il ne veut pas comme ennemie. Puisqu'entre eux l'altérité a grandi, pourquoi ne pas convoquer des ombres tout autres? "Secouer [ma] mère dans ses certitudes": l'entreprise est bien sûr vouée à l'échec. Et ni vingt-trois jours ni mille et une nuits ne pourraient suffire à accorder l'inaccordable.

En cinquante pages, Ma mère et moi reproduit, au pinceau fin, à l'encre discrète, cette scène intime où le fils prend la mesure des adieux, et décide d'en fixer le visage, comme le fit Albert Cohen:
"Ma mère dit que l'année de mon départ, au premier jour du ramadan, elle a mis une assiette pour moi. Ma mère apprend que la mère d'Albert Cohen fait la même chose après le départ de son fils. Ma mère dit: 'Quand on a un fils, c'est pour toujours.' Je dis que les rapports changent. Ma mère dit: 'Non.'"

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Brahim Metiba, Ma mère et moi, éd. Mauconduit, 7€50

vendredi 20 mars 2015

Du tajine à la pensée, il n'y a qu'une lame

Préparer un tajine est toujours gratifiant, se dit-il en disposant la viande d'agneau sur la planche à découper et en s'emparant de son plus fidèle couteau qu'il aiguisa alors comme s'il rendait hommage à Rostropovitch. Découper des cubes dans la viande du gigot est un acte peu végétarien, certes, mais ô combien zen, car il permet de changer l'informe (la viande) en forme (le dé de bidoche), et cette géométrisation de l'inerte ne peut qu'être jouissive à ceux qui considèrent la cuisine comme une forme d'art dégénéré et donc excitante.

Le problème, avec les gestes situés à la limite de l'abstraction, c'est qu'ils entraînent une forme de songerie stimulante, certes, mais qui peut se révéler distractive, et alors qu'il coupait coupait coupait comme si le monde lui-même était devenu une entité sécable à l'infini,

il ne vit pas la lame longue de soixante centimètres de son yatagan culinaire attaquer cette partie charnue de l'agneau qui en fait était la partie, pas si charnue que ça, de son doigt, non, il ne vit pas mais sentit assez vite la lame s'enfoncer dans la peau,

fendant d'abord la première strate de la peau, fragile parchemin, puis sectionnant, d'un mouvement lent mais sûr, les fines veines dans lesquelles le sang va et vient comme s'il n'avait que ça à faire, puis le fouillis des nerfs, bientôt les racines des tendons, les branches des muscles, avant de s'arrêter, brutalement, dans un crissement rappelant les chants les plus beaux du punk, l'os de la phalange de son index gauche, celui qui tapait d'ordinaire sur son clavier d'ordinateur toutes les lettres globalement situées à gauche de ce milieu très subjectif que le cerveau a surimposé sur la portée des touches, occasionnant aussitôt un épanchement sanguin pulsatif et tenace, qu'il alla diluer en gueulant comme un Amish qu'on électrocute sous le jet d'eau froid du robinet, avant de se rappeler qu'il n'avait pas de pansements, ce qui l'obligea à se confectionner une sorte de "poupée" avec du papier absorbable prédécoupé à motif agrémenté de scotch (l'adhésif, pas le revigorant),

et donc préparer un tajine est toujours gratifiant, comme je le disais, sauf si vous vous laissez distraire par des pensées, mais lesquelles, et là il lui fallut un moment pour se rappeler à quoi il pensait quand il s'était enfoncé la lame de ce putain de couteau dans la chair vive d'un de ces deux doigts les plus précieux (il ne tape qu'avec deux doigts, ceux qui montrent la lune à l'idiot), c'était une pensée forte, que jamais rien ne pourrait corrompre, une pensée riche d'évidence et d'incandescence, presque souveraine: quand la clé tournerait dans la serrure, son cœur tournerait dans son cœur, et il serait à deux doigts, même tranchés, de la félicité.

Dans le cul le soleil

Nous sommes vendredi, et comme je crois savoir qu'une éclipse entièrement naturelle se prépare dans le ciel, il est de mon devoir de vous avertir: regarder une éclipse est certes dangereux, car cela peut provoquer à plus ou moins long terme une cécité assez gênante, mais ce n'est rien en comparaison de ce qui vous arrivera si vous lisez intégralement le prochain roman de Mark Leyner, Divin scrotum, à paraître dans quelques semaines au cherche midi dans la collection Lot 49.

Voici donc un extrait, que vous pourrez lire en avant-première galactique (et en traduction), mais bon, sachez que c'est à vos risques ainsi qu'à vos périls – sachez également et aussi que je décline toute responsabilité en cas de cécité brutale (ou surdité soudaine) occasionnée par l'ingestion massive de doses Leyner:

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"Tout ce que nous sommes et savons vient des Dieux. De leurs rêves les plus fantasmagoriques et de leurs hallucinations les plus horribles, nous dérivons nos mathématiques et notre physique. Même leurs maniérismes les plus désinvoltes et leurs gestes les plus nonchalants et les plus indolents ont pu déterminer les structures physiques et temporelles fondamentales de notre monde. Ils fêtèrent un jour l’anniversaire du Dieu de l’Argent, Doc Hickory, connu également sous le nom de El Mas Gordo (« Le plus gros »). Épuisé par les réjouissances, El Mas Gordo s’endormit à plat ventre en travers de son lit. Lady Ruskia (la Déesse du Scrabble, des Bonbons en gelée et des Courses de trot), qui avait couru après El Mas Gordo toute la soirée, se glissa furtivement dans son lit, frotta un ballon crissant sur son pull en cachemire qui lui moulait les seins puis le fit aller et venir sur le dos poilu du dormeur. La façon dont l’électricité statique reconfigura les poils sur son dos constituerait le modèle pour la dérive des masses continentales sur terre. Un autre grand exemple serait, bien sûr, le Dieu Rikidozen, également connu sous le nom de Santa Malandro (« Brigand Sacré »). Rikidozen tapotait un jour d’un air absent un stylo de marque Sharpie sur le rebord de sa tasse de café, et la cadence immuable de ce tap-tap-tap deviendrait la base des cent vingt-quatre pulsations par minute de la house music. Les Dieux furent les bricoleurs originels (et ultimes). Ils ont créé presque tout à partir de leurs propres corps. Leurs gaz intestinaux – leur flatus – ont donné l’oxyde d’azote, dont nous nous servons aujourd’hui comme anesthésique dentaire et dans nos bombes de crème fouettée (nos « siphons »). À partir des sécrétions blanc-argent qui se cristallisent dans le coin de leurs yeux, nous obtenons le lithium, dont nous nous servons pour faire des piles rechargeables pour nos téléphones et nos ordinateurs portables. Un jour, le Dieu Koji Mizokami se fit retirer un petit tératome – une tumeur avec des poils et des dents – sur un de ses testicules. Il le rapporta chez lui et en fit le compositeur Béla Bartók. Il sortit dehors afin de le lancer dans le futur. Mais il ne savait pas trop dans quel utérus (ni à quelle époque et dans quel milieu) il voulait abandonner le génie musical. Il se trouve que plusieurs Dieux passaient par là à ce moment. C’étaient ceux connus sous les noms de Les Pince-Nez, Les 44 ou Los Vatos Locos (« Les Cinglés »). Ils faisaient fréquemment des suggestions dénuées de toute pertinence, mais ces suggestions étaient parfois des idées tout à fait correctes. « Pourquoi ne le ferais-tu pas naître dans une famille de mormons racistes ? » proposa l’un d’eux. Mizokami contempla le Bartók larvaire qui gigotait dans la paume de sa main. « Je ne sais pas trop », dit-il de sa voix traînante et languide. Puis quelqu’un d’autre dit : « Ce serait peut-être plus drôle s’il était le fils de Joel Madden et de Nicole Richie ? Ou de faire de lui un bébé taliban. » (Finalement, bien sûr, Mizokami-san décida d’expédier Béla Bartók dans le ventre d’une femme vivant à Nagyszentmiklós, en Autriche-Hongrie, dans les années 1880.)"
(traduction Claro)

jeudi 19 mars 2015

Dans l'objectif, la gueule: Lefranc tout contre Pialat

Qu'il s'agisse de Baader, Nico, Fassbinder, Mohamed Ali ou, ces jours-ci, Maurice Pialat, c'est à chaque fois, pour l'écrivain Alban Lefranc, une leçon de coups qu'il s'agit de recevoir et de donner. La lutte armée, l'underground, la boxe, le cinéma: ce sont moins des contextes que des douches froides, prises violemment, et qui obligent les corps à élaborer des stratégies de survie, ou à foncer dans les murs, ou à attaquer le premier. Entrer dans ces danses, pour Lefranc, c'est donc devenir l'ombre du boxeur, suivre la trajectoire des coups, s'approcher au plus près du souffle – les titres de ces livres sont souvent postés devant cette béance: Des foules, des bouches, des armes, qui deviendra Si les bouches se ferment; L'amour la gueule ouverte. Se taire, chanter, gueuler, respirer: un livre doit en passer par la bouche, non pour parler à la place de, mais pour restituer les ondes physiques de ce qui fut dit, mordu, gueulé, tu. Quand Pialat crie silence! sur un plateau de cinéma, c'est pour que parle autre chose que la parole.

"Je ne vous entends pas, parlez plus fort": ainsi commencera donc L'amour la gueule ouverte. Et d'emblée il sera question du père, qui jamais n'élève la voix, et auquel le cinéaste confiera donc la tâche ingrate de "se plaindre à gorge déployée" dans ses films. Mais Lefranc n'écrit pas une biographie, il ne suit pas une trajectoire comme on suit, des yeux, le parcours d'une étoile filante. Il s'agit plutôt de surprendre le sujet sous des angles imprévisibles, de le bombarder, de ne jamais le laisser filer. Certes, les films de Pialat sont évoqués, L'enfance nue, Loulou, Nous ne vieillirons pas ensemble. Certes, des instants de la vie de Pialat sont traversés. Mais ce n'est pas l'exhaustif qui intéresse Lefranc. Il ne s'agit pas ici d'écrire une étude bio-cinématographique du réalisateur de Van Gogh. Ecoutez plutôt:
"C'est à cette fêlure que vous revenez – qui vous fait, vous agit, vous porte, vous maintient en vie. Vous ne questionnez rien, vous acceptez tout, comme quelqu'un qui n'a pas de mode d'emploi.
Vous vous vivez chameau dans les trois métamorphoses de Zarathoustra, chameau grandiloquent, chameau bavard, qui prend sur les épaules le plus grand poids possible de refus, le plus grand poids possible de tâches impossibles.
Vous regardez les branches de l'arbre qui tremblent par la fenêtre.
Doucement, suavement, les branches de l'arbre par la fenêtre tremblent.
Mais ce tremblement ne suffit pas. Ce tremblement n'est pas le tout de la vie."
C'est ça qui intéresse Lefranc, qui l'alpague et l'ébranle, le met en branle: la fêlure, et l'au-delà du tremblement. Lefranc s'intéresse aux vibrations invisibles, aux répercussions, moins aux coups qu'aux ondes que ceux-ci propagent dans le corps, la vie, avec parfois des délais d'une infinie torture. Comment répondre au tremblement? Par la dissolution? En devenant pierre (Kafka)? En travaillant la vie da capo (Proust)? En sombrant plus vite que sa chute: Pialat? L'amour la gueule ouverte ne danse pas avec les morts mais boxe avec leurs spectres: un duel, une étreinte, corrida crépusculaire pleine de bruits (moteur!) et de fureur (on tourne!), qui vient de loin, qui a à avoir avec la mise à mort, avec le sang craché, les passes dangereuses. Ce que Francis Bacon a peint, peut-être, dans son triptyque de 1967 intitulé Sweeney agonist:



Que se passera-t-il dans l'écriture d'Alban Lefranc quand il affrontera dans l'arène de ses livres autre chose qu'un gladiateur des temps modernes ? On attend, on guette, mais on sait une chose: sa grande affaire, c'est "la description d'un combat". Les adversaires, ces alliés, ne manquent pas.

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Alban Lefranc, L'amour la gueule ouverte (hypothèses sur Maurice Pialat), éd. Hélium, coll. Constellation, 11€90

Info: Alban Lefranc sera vendredi 20 mars à 18H30 au Salon du Livre sur le stand Actes Sud pour signer son livre.

Et le 27 mars aura lieu à la librairie la Manœuvre le lancement de la collection Constellation avec également Arno Bertina et Didier Da Silva – pour en savoir plus c'est .

Ill. © Fonds Maurice Pialat, don Sylvie Pialat © William Karel

mercredi 18 mars 2015

Le venin dans la queue du salon

Comme vous le savez peut-être, le Salon du Livre c'est bientôt, de jeudi à lundi pour être plus précis. Je serai présent pour ma part le 80ème jour de l'année du calendrier grégorien, autrement dit samedi 21 mars, à partir de 14h21, et ce sur le stand de l'Arbre Vengeur, qui sera situé en P57 – à ce propos, je signale à l'éditeur qu'il a oublié de fournir cette précision sur son site, précision indispensable et qu'aucun GPS n'indiquera a priori. Je signerai mon dernier livre paru, Dans la queue le venin, ou du moins je serai assis un certain temps devant une pile dudit ouvrage au cas où.

Je vous rappelle que le Salon du Livre est une grande fête sympathique et conviviale, pleine d'entrain et de papier. L'entrée est payante, le plan vigie-pirate à son acmé, en plus c'est non-fumeur, les enfants renversent tout, d'immenses files vous empêchent d'aller d'un endroit à l'autre, les toilettes sont hyper loin de tout, ça grouille d'écrivains qui passent à la télé – bref, c'est l'éclate. Vous y verrez des stands déserts, des auteurs déprimés, des assiettes en carton pleines de crackers moites. Des piles de best-sellers dont les couleurs ressemblent à des fringues des années 80. Mais bon, avec un peu de chance, vous apercevrez aussi "une jeunes fille timide qui joue de son ombrelle et attend, languide et rêveuse, que vous fassiez le premier pas" (je ne m'en lasse pas, décidément…)

Bon. Voyons le bon côté des choses. Des éditeurs, des vrais, seront là, en chair et en os, tous ceux ou presque dont je vous parle sur ce blog depuis des lustres, ceux qu'on appelle les "petits éditeurs" mais qui publient tant de grandes et belles choses; ils ont parfois juste un bout de table, mais c'est un coin qui vaut de l'or (et pas seulement à cause du prix de la location du mètre carré, merci Reed Exposition). Et en compagnie de ces éditeurs souvent fous et inconscients (mais heureusement compétents), des auteurs, qui n'attendent aucune cohue, mais qui seront ravis de voir leurs vrais lecteurs.

Le Brésil sera par ailleurs à l'honneur – pas moins de quarante-huit auteurs invités!

Je résume: ce week-end, il fera moche et froid, ce sera le printemps et le Salon du Livre compte sur vous.

mardi 17 mars 2015

Ferrari: debout dans l'incertitude

Dans le dernier numéro du Matricule des Anges, l'écrivain Jérôme Ferrari – dont Actes Sud vient de publier le nouveau roman, Le Principe  – répond aux questions de Thierry Guichard à l'occasion d'un passionnant dossier sur son travail.

Interrogé quant à une éventuelle "défiance vis-à-vis de la langue" qu'il ressentirait à chaque livre, J. Ferrari, qu'on sent concentré, arqué sur ses doutes, donne cette réponse :
"C'est une défiance absolument nécessaire. Une force est à l'œuvre dans le langage qui le fait tendre inéluctablement vers ce qui est rigide, mécanique et mort.  […] l'effort spécifique de la littérature, comme celui de la philosophie, est de lutter contre cette momification, ou d'y échapper momentanément."
Retenons ici les adverbes "inéluctablement" et "momentanément", qui vont dans le sens, fragile, têtu, d'un "chuter mieux". L'écrivain n'habite pas la langue. Elle n'est pas sa demeure, ou alors peut-être sa prison. Il n'entend pas la langue comme un chant univoque dont il lui suffirait de moduler les refrains. La langue est vacarme, à la fois lierre et plastique, merde et dentelle, et souvent elle s'invite en complice pour mieux court-circuiter tout ce qui ressemble à un flux. La langue est plurielle, carnée, fumeuse, imprécise, goulue, sotte, sublime, asservie aux salives qui la servent. Je n'écris pas avec ma langue, mais contre toutes les langues mortes qui dansent en elle. Que  dit la langue? Qu'on parle, qu'on dit, qu'on décrit, qu'on raconte, qu'on montre, qu'on révèle – alors que je sais bien, à force d'user mes claviers, qu'elle triche, refourgue, fend, prétexte, bruit, écarte, simule.

Ferrari, là encore, en discret deleuzien, ne dit pas autre chose quand il explique qu'un écrivain
"peut très bien avoir créé une fois quelque chose d'intéressant et le transformer en recette applicable à l'infini, comme si on se parodiait soi-même. Et on peut très bien faire ça spontanément, ce n'est pas une question d'honnêteté intellectuelle."
Ferrari touche là un point fondamental. Se parodier sans la moindre fourberie, mais sans oublier d'écouter le tremblement qui fait que les ruines qu'on édifie sont avertissement, onde à transformer. Quiconque écrit perçoit plus ou moins nettement le moment où ce qu'il réussit signe son échec. Ce n'est pas un moment t. Il n'y a pas de basculement. Le mouvement de l'œuvre n'est pas contemporain de son élaboration. D'où l'incandescente vigilance nécessaire pour non seulement survivre aux "lieux communs" mais ne pas créer d'autres lieux qui seraient, à force d'usage, trop communs à soi.
Cette double responsabilité – se méfier de la langue à la fois dans sa putassière consistance et dans l'usage subjectif  qu'on en fait – contraint l'écrivain à d'incessantes gymnastiques. Le plan, il doit le plier. Le pli, il lui faut l'aplanir. Dès qu'il se sent trotter, hop : réapprendre à trébucher. S'il devient lucide: singer la myopie des choses. Faire un livre, c'est aussi savoir le défaire, défaire en lui ce qui trop cimente, soude, réunit. Face au divertissement,: la diversion.

Et c'est sans doute pour cette raison que nous aimons les livres qui sombrent, inéluctablement, dans la clarté de leurs doutes. Ils nous changent, de nous-mêmes et d'eux. Ils changent. Ils sont des changements.

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Ref. Le Matricule des anges, n°161, mars 2015, 6 € : Jérôme Ferrari, Le principe, Actes Sud, 16,50€
Photo © JJ Renucci)

vendredi 13 mars 2015

Le viol, l'Inde et nous

Le 16 décembre 2012, une femme se faisait violer en Inde, dans un bus. Par cinq hommes. Elle en est morte. L'information avait fait le tour du net, plus que du monde. Elle s'appelait Jyoti Singh.

Mais ce jour-là, peu importait son nom, seule comptait le fait qu'elle soit une femme, que certains hommes présents dans le bus pensent certaines choses d'une femme, et qu'on soit, accessoirement, en Inde. Un documentaire vient d'être tourné sur ce "violmeurtre" (inventons le mot puisque sa réalité existe depuis l'aube des temps).

Récemment, l'Inde a interdit la diffusion de ce documentaire. Les raisons avancées sont les suivantes: "Certaines images pourraient encourager les violences faites aux femmes" (je cite un article dans Slate). Franchement, je ne sais pas si l'Inde a raison d'interdire ce documentaire. Je ne suis jamais allé en Inde. Je ne connais rien à l'Inde. Mais je me dis que s'ils pensent qu'un documentaire sur un viol peut encourager les violence faites aux femmes, c'est qu'il y a un problème. Et j'aimerais presque me dire (même si en fait cette pensée est faible et d'aucun réconfort) que c'est lié, si ça se trouve, à l'Inde.

Le monde entier, Internet oblige, a été sensibilisé (quelques jours, ne rêvons pas) au massacre de Jyoti Singh. Un viol collectif. Dans un bus. En Inde. Nous, on pense Inde, bus, foule, et on baisse la tête, genre : Non mais quel pays. A la fois, on sent bien que tout ça n'est pas typiquement indien. J'ai une petite idée de l'Inde, des bus, de la religion là-bas, une petite idée si petite qu'elle ne vaut rien. Mais ai-je seulement – et c'est la vraie question – le centième d'un once d'idée quant à ce qu'est une femme violée? En Inde ou ailleurs. Quand Slate parle d'un "'crime odieux qui allait bientôt indigner le monde", est-ce que je sais de quoi on parle? Non. Bien sûr que non. Ni en Inde, ni même en France où,
"Chaque heure, près de 9 personnes sont violées, soit 205 viols par jour. Le nombre de viols seraient de 75.000 par an en France, dont seulement 10 885 déclarés. Les tentatives de viols seraient 198000." (Sources ici)
Tic tac. Une heure. Neuf femmes violées. Même hors d'un bus. Il est possible que la violence faite aux femmes soit endémique en Inde, si j'en crois l'article de Slate. Et peut-être/sans doute que le gouvernement indien a tort de censurer ce documentaire. J'aimerais croire à la force dissuasive d'un documentaire (et au Père Noël). Mais à la fois, l'idée que sa diffusion puisse "booster" les violences faites aux femmes me tétanise.

Ceci dit, je me demande pourquoi ce fait divers a traumatisé à ce point le monde (ou l'internet?). Les autres viols/meurtres n'ont-ils pas été entendus? Est-ce le bus ou l'Inde qui soudain interpellent l'internaute? Jyoti Singh est le nom d'une femme, et cette femme est morte d'un viol, mais depuis toujours les femmes s'appellent Jyoti Singh. Et pas seulement en Inde. Après "je suis charlie", un "je suis Jyoti Singh" serait-il entendu? Le premier terrorisme sur terre ne devrait-il pas révolter les foules?

200 000 tentatives de viol en France. Vous croyez que c'est vraiment la religion? Vous croyez que c'est vraiment l'alcool? Vous croyez que c'est vraiment la minijupe? Vous croyez que c'est vraiment en temps de guerre? Et si – osons l'hypothèse – le mâle avait été conçu – historiquement, politiquement, patriarcalement, militairement – pour violer les femmes – en recourant aux bons conseils de la religion, de l'alcool, de la minijupe, de la guerre? Vous avez raison. C'est débile. Même en temps de paix, même en pantalon, même en France, une femme peut se faire violer par un type qui n'est ni bourré ni religieux ni en treillis. L'habit ne fait pas le moine. Mais la bite fait l'homme, apparemment.

Confessions d'un superstitieux

Je suis comme tout le monde. Je suis superstitieux. Quelques exemples: je ne mets jamais la tête dans le four quand il a préchauffé vingt minutes à 180°. Je ne pousse jamais de vieille dame lisant Playboy sous les roues du métro (même pour rire). Je ne me rase jamais avec une lame rouillée trouvée dans un squat réputé pour ses overdoses. Je ne traite jamais de Thatcher ma banquière quand elle m'accorde un découvert. Je ne réponds jamais au téléphone s'il sonne pendant que je l'ai éteint. Je n'écris jamais de roman susceptible d'être résumé en deux phrases. Je ne me tire jamais de balle dans le pied (ni dans la tête). Je compose toujours le même numéro quand j'appelle la même personne. Je ne consomme jamais de drogue le mardi entre 13h et 13h15. Je ne compte jamais jusqu'à l'infini quand tu vas te cacher dans un endroit où je n'ai aucune chance de te trouver. Je ne lis jamais les livres des amis proches sauf s'ils sont bien écrits et qu'ils ne sont pas rancuniers (deux précautions valent mieux qu'une). Je ne mets jamais treize fois de suite la même paire de chaussettes. Je ne bois jamais deux fois le même verre (sauf si tu insistes gentiment). Je dors toujours avec une dent sous l'oreiller au cas où la petite souris existerait et serait pleine de thunes. Je mange toujours du poisson le vendredi si c'est la seule chose qu'il y a au menu. Je ne juge pas les gens qui me doivent de l'argent et ont l'intention de me rembourser. Je ne fais jamais plus de treize pompes par an. Je ne crois pas à l'usure de l'amour au fil du temps, et en plus il se trouve que ma femme est d'accord avec moi sur ce point. Je ne traduis jamais plus de douze livres à la fois, et quand ça arrive je ne traduis jamais le treizième, je passe direct au quatorzième. Je ne regarde jamais la télévision plus de treize nanosecondes, sauf si c'est Busnel qui passe, auquel cas je me limite à deux nanosecondes (mais je ferme les yeux et mets du persil extra-plat dans mes esgourdes). Je mène une vie saine dès que l'occasion se présentera après ma mort. J'ai toujours dans la poche droite de mon pantalon une pièce d'un euro au cas où le prix de la baguette serait le même dans toutes les boulangeries. Je ne dis jamais non à un éditeur qui préfère publier un livre plutôt que de gagner de l'argent. Je touche toujours la bosse des bossus même si le dernier bossu que j'ai vu dans ma vie c'était au cinéma et je crois qu'en fait c'était Jean Marais déguisé. Je plie toujours ma pâte feuilletée au moins six fois. J'ai peur de mon ombre, surtout quand c'est la nuit, qu'il n'y a aucune source de lumière, qu'on entend des bruits bizarres et que j'ai douze mille euros en liquide dans la poche de mon pyjama. Je n'invoque jamais le nom de Dieu en vain sauf si ce putain de clou. Je ne brise jamais de miroir susceptible de refléter le passé. Je n'ouvre jamais de parapluie chez moi sauf si le plafond fuit. J'écrase toujours les chats noirs qui traversent la rue, surtout si mon véhicule vient de passer sous une échelle, auquel cas je suis même disposé à ouvrir un parapluie. Je jette toujours un peu de sel par dessus mon épaule quand quelqu'un que je n'aime pas trop me colle au train. Je suis superstitieux. C'est bon. C'est pratique. C'est vendredi 13.

Des vies parallèles pour mieux prendre la tangente

Chose promise, choses écrite. On vous parle de ce nouvel éditeur belge qui risque de nous en mettre plein les yeux et les neurones dans les mois et les années à venir. Créées par Emmanuel Requette, qui dirige par tous les vents la librairie Ptyx dont on vous a déjà parlé, et par Alexandre Laumonier, qui s'occupe des éditions Zones Sensibles, dont on vous a déjà parlé également, Vies Parallèles a pas mal de projets susceptibles de retenir nos attentions. Je viens juste de vous parler du bouquin de d'Agata et Fingal, qui sort aujourd'hui – et oui, vous faites bien de l'acheter/le commander/ l'emprunter/le recopier/le mémoriser, etc.

Le deuxième titre paru promet d'être exceptionnel, lui aussi. Il s'agit d'un monument hongrois: En marge de Casanova, de Miklos Szentkuthy, premier volume de son Bréviaire de Saint-Orphée (traduit du Hongrois par Georges Kassaï et Zéno Bianu). Qui est Szentkuthy?
"Miklos Szentkuthy (1908-1988), « l’Ogre de Budapest », était romancier, essayiste et traducteur (notamment de James Joyce). Auteur d’une œuvre littéraire abondante (son Journal ne fait pas moins de 100 000 pages), il est célèbre pour ses essais littéraires (publiés en France aux éditions Corti) et son Bréviaire de Saint-Orphée, entamé en 1939 et dont le dixième et dernier volume fut publié en 1984."
Et Vies Parallèles d'annoncer la couleur:
"C’est cette œuvre totale, dont l’édition française fut initiée par les éditions Phébus dans les années 1990, que publie Vies parallèles, en débutant par En marge de Casanova en 2015, avant Renaissance noire en 2016. Au rythme d’un volume par an, cette aventure éditoriale hors norme trouvera son terme en 2024."
Voilà. Vous êtes prévenus. Plutarque est mort – vive Plutarque !
Pour en savoir plus, allez sur le site des éditions. Nous sommes vendredi et à ce jour il existe encore 2154 lecteurs susceptibles de lire des livres qui changent la vie. C'est bon signe.

Que faire de ce corps qui tombe: d'Agata traqué

Finissons cette semaine par une chute. Il y a un peu plus de deux ans, je vous parlais d'un livre intitulé Yucca Mountain, signé John d'Agata, et paru en traduction chez Zones Sensibles. Une enquête sur les déchets atomiques, Las Vegas, etc. Il y était question également d'un jeune ayant sauté du Stratosphère, une très haute tour… En fait, la première fois que d'Agata rend son reportage sur ce drame, sous forme d'article, l'éditeur américain décide de le confier à Jon Fingal, un "fact-checker" – un relecteur chargé de vérifier l'exactitude des faits mentionnés. On demande à Fingal d'être intraitable, et il le sera. Oh oui, il le sera à deux cents pour cent.
Il va tout vérifier, avec un soin maniaque qui ne laisse aucune place à l'approximation. Il compulse, collationne, enquête sur tout, pinaille sur tout. Emmerde sans cesse d'Agata avec ses questions. C'est que pour lui, on ne joue avec la vérité factuelle – sa devise pourrait être "Don't fuck with facts". D'Agata lui explique à maintes reprises qu'il est écrivain, prend des libertés, joue avec le réel. Fingal ne démord pas, il voudrait que tout soit rectifié, la vérité ne se négocie pas. De ce combat sans pitié, de cette logomachie impérieuse est né un livre, Que faire de ce corps qui tombe, signé donc par d'Agata et Fingal. Lecture hallucinante où, autour d'extraits du texte, gravitent les échanges entre les deux hommes…

D'entrée de jeu, Fingal cherche la petite bête. Il reprend d'Agata sur une histoire de température. Selon d'Agata, il faisait, le jour du suicide, 47,7°. Fingal s'est renseigné, il faisait seulement 47°. Mais c'est pour lui une question de principe. Il ne voit pas pourquoi on irait changer cette vérité universelle, vérifiable, quasi tangible.  Idem pour les diverses statistiques qui émaillent le texte. Fingal recoupe les sources, pinaille, s'énerve doucement, propose des corrections. D'Agata commence à en avoir ras le bol de cet enculeur de mouches:
"Mon job n'est pas de recréer un monde qui existe déjà et de tendre un miroir aux lecteurs en espérant que ça aura l'air vrai. Si un miroir suffisait à rendre compte de l'expérience humaine, je doute que notre espèce ait inventé la littérature."
Soit. Mais bon, pour Fingal, le texte de d'Agata est une enquête, il faut donc respecter certaines règles élémentaires de l'enquête journalistique.  Alors Fingal s'accroche. Tel un sadique sûr de son bon droit, il pousse d'Agata dans ses moindres retranchements, avec tact, mais une insistance à rendre fou le plus zen des sourds. D'ailleurs, d'Agata le met en garde gentiment à plusieurs reprises:
"Attention à ne pas pousser, connard".
Bref, ce dialogue byzantin, en apparence futile, voire absurde, est en fait passionnant (et hilarant ((et aussi angoissant). Toutes les bonnes questions sont posées, de la bonne façon, par les bonnes personnes, au bon moment, ce qui est évidemment la meilleure façon de foncer dans le mur. Du coup, ça vire au cauchemar. Car le véritable protagoniste de ce texte, c'est la vérité, à laquelle Fingal croit dur comme fer, et qu'Agata recrée par respect du texte. Peut-on changer le réel? La fiction est-elle dangereuse? Comment Fingal fait-il pour ne pas se faire défoncer les dents?

Que faire de ce corps qui tombe est une entreprise assez dingue et tout à fait réjouissante. On a l'impression d'assister à un match de boxe au ralenti, ou à une traque extra-terrestre, ou à une scène de cul sans cul mais en plus torride. L'enjeu est énorme, la méthode dérisoire, les conséquences passionnantes. Et pendant que Fingal et d'Agata ergotent au bord du gouffre, on croit presque entendre le bruit infini de la chute de 350 mètres que fit Levi Presley le 13 juilet 2002 à 18h 01 min 43 s après avoir enjambé la rambarde de la tour du Stratosphère Hotel de Las Vegas.
Mais l'heure de la chute est-elle exacte? Peut-on vraiment parler de rambarde? Levi s'appelle-t-il vraiment Levi? Le monde existe-t-il vraiment? Qui sommes-nous donc pour être? Jeckyll d'Agata et Hyde Fingal peuvent revenir en deuxième semaine, je crois.

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John d'Agata, Jim Fingal, Que faire de ce corps qui tombe, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Henry Colomer, éd. Vies Parallèles, Bruxelles, 2015 – 20 €


On vous recause très vite de ce nouvel éditeur belge, Vies Parallèles. (Mieux vaut plutarque que jamais.)

jeudi 12 mars 2015

Une exaltation inédite: António Lobo Antunes

Dans Au bord des fleuves qui vont, le dernier roman d'António Lobo Antunes paru récemment en traduction, le lecteur est confronté à une défragmentation du récit d'une impressionnante subtilité. Le dispositif est le suivant: un homme, qui porte le nom de l'auteur, est traité à l'hôpital suite à la découverte d'une grosseur possiblement maligne – une "bogue". Abruti par les médicaments, éprouvé par l'opération, hanté par la peur de mourir, l'esprit du narrateur va alors se changer en kaléidoscope, et toutes les couleurs et nuances du passé – le sien, celui des siens, de ses ancêtres – seront projetés à même la page selon une alternance surprenante: à un paragraphe où les souvenirs s'enchâssent et se bousculent succède une phrase prononcée, dans le présent ou le passé, instaurant un rythme de contraction et de dilatation. Bien sûr, dit comme ça, on pourrait avoir l'impression d'une immense confusion. Mais précisément, c'est la confusion qui est ici au cœur du livre. Et c'est, pour un écrivain, un sacré défi: comment écrire la confusion sans qu'elle contamine jusqu'à la lecture elle-même? 

Plutôt qu'un flux de conscience, António Lobo Antunes travaille la pensée erratique de son double comme un mécanisme récepteur, qui capte des bribes, et dans le même temps s'interroge sur leur pertinence, la raison de leur surgissement, etc. Au fil des pages, des motifs se dessinent, qui reviennent, de plus en en plus net ou entêtant. Travail de précision qui permet au lecteur de discerner, dans la trame en apparence floue des souvenirs, les différents fils de la mémoire et de l'expérience. Ainsi de ce paragraphe qui contient en germe nombre des motifs récurrents:
"et on ne s'est pas soucié de sa souffrance ni de ses joues mouillées, il se souvenait du bruit de la terre sur le tambour de l'échine, d'un lombric devenu deux d'un coup de sarcloir et les deux se dévorant goulûment et du lézard apprenant à être pierre dans une brèche du mur et sur ce son père jouant au tennis à l'hôtel où logeaient les Anglais du wolfram et lui courant pour attraper les balles qui rebondissaient par-dessus le grillage, il a ramassé la dernière à côté de la piscine où se séchait une étrangère blonde et il est resté la balle contre la poitrine à apprendre à être pierre lui aussi dans une exaltation inédite"
Au bord des fleuves qui vont travaille le délitement de la conscience pour mieux explorer la magie des souvenirs, qui passent d'une génération à l'autre et tissent des toiles que le temps n'a de cesse de déchirer. On songe souvent à l'œuvre de Claude Simon, à cette façon de tâter la fragile couture entre les choses vécues et le souvenir des choses vécues, cette obsession pour la persistance des formes au cœur du chaos. La confusion comme forme d'exaltation: cela n'était possible, bien sûr, qu'au prix d'un travail patient et discret d'agencements, où fluidité et rupture sont les véritables protagonistes de ce voyage dans les limbes – voyage que la traduction  – magnifique – intense – précise – empathique – de Dominique Nédellec rend non seulement possible mais précieux, indispensable.
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António Lobo Antunes, Au bord des fleuves qui vont, traduit du portugais par Dominique Nédellec, éd. Christian Bourgois

mercredi 11 mars 2015

L'art de bien choisir ses amis: 50 ans de GF

Pour fêter ses cinquante ans, la collection GF a eu la bonne idée de demander à une cinquantaine d'écrivains quel rapport ils entretenaient avec les classiques. L'ouvrage n'est pas vendu, mais offert par votre libraire. Comme le dit Charlotte von Esse, initiatrice de ce projet et directrice littéraire de la collection:
"Ceux qui l'ont vue apparaître au début des années 1960 te le diront: elle a marqué l'avènement, dans le paysage éditorial, des 'classiques pour tous'."
Et de citer dans foulée Pierre Bergounioux:
"Il devenait soudain possible d'accroître ses connaissances sans compromettre son existence physique."
Forte de ses mille titres et quelques, la GF a donc laissé la parole à des écrivains divers et variés. Vous apprendrez ainsi que Jaenada adore Candide et, jeune, croyait que la littérature avait à voir avec l'altérophilie et que Kafka, à en croire Ismaël Jude, a toujours eu du mal à déplier un lit de camp. Que le premier grand choc littéraire de Maylis de Kerangal est Pot-bouille. Que Linda Lê vénère l'incipit des Chants de Maldoror. Qu'aucun personnage de fiction ne fascine Jean-Marc Parisis, alors que pour Sylvain Prudhomme, Albertine s'impose d'emblée. Que Bernard Quiriny est content de ne pas avoir à relire Ulysse de Joyce. Que pour Oliver Rohe, Les inachevés de Reinhard Jirgl est un classique (on applaudit à deux mains). Qu'Olivier Rolin n'est pas jaloux de Clint Eastwood et aimerait traduire un jour du latin. Il y a aussi, parmi les participants à ce volume, Volodine, François Beaune, Philippe Beck (qui signe un texte magnifique), Bertina (qui chante Shandy), bibi (qui vous parle des "samouraïs du possible"…), Thomas Clerc (qui a lu en même temps Fantômette et l'Odyssée), Pierre Demarty qui vous dira tout sur Totor, Jérôme Ferrari ("j'ai été un élève docile"), etc. Il y a même le brigadier Bégaudeau qui parle, je crois, de Nabilla. Bref, chacun y fera son marché et y trouvera de quoi étancher sa faim de loup à deux pattes.

mardi 10 mars 2015

Une main sinon rien: la branlette selon Thibault de Montaigu

Se battre à cinq contre un. Etrangler le borgne. Se finir à la main. Fréquenter la veuve poignet.  Ripoliner le candélabre. Tirer sur l'élastique. Ai-je besoin de vous faire un dessin? Ces expressions désignent toutes le même sport en chambre : la masturbation pratiquée par l'homme. Or tel est le sujet, que dis-je?, l'ardent pivot du nouveau livre de Thibault de Montaigu, Voyage autour de mon sexe. Disons-le d'emblée, avant qu'on se raidisse suite à certaines frictions: c'est un livre passionnant, et surtout révélateur. Un livre sincère, qui, avant de basculer dans l'essai, se prélasse dans l'aveu. En effet, l'auteur part d'une expérience personnelle: un séjour plutôt aride en Arabie Saoudite où, faute de gazelle, il se concentre intensivement sur sa corne. Dans ces pages, verge et verve rivalisent, et si le ton est celui de la confession, le temps, lui, est aux questionnements:  se "souiller avec la main" – manu stuprare – est-ce une forme de sédition sociale? Le "sexe imaginaire", autrement dit la masturbation, a-t-il toujours été condamné? Que menace la branlette? La pignole serait-elle d'essence anarchiste?

Partant de cette intuition, l'auteur prend les choses en main, si je puis dire, et tente d'en extraire la substantifique semence. Délaissant de plus en plus son expérience autoérotique, tout en y repiquant de temps à autre, il étreint ce sujet sensible en le manipulant dans le temps et dans l'espace. L'attitude de l'Eglise; la censure médicale; le lien avec la lecture; la condamnation familiale, etc. Montaigu a lu et pris des notes, et il nous en fait part avec un talent délassant, désinhibé et désinhibant si besoin est, même si parfois on le sent distrait, et qu'une certaine assurance stylistique le fait trébucher, comme par exemple quand il compare l'aspermatisme sadien – la difficulté éjaculatoire… – à une "forme de constipation à l'envers" (?!). Ou quand, évoquant l'autoérotisme du fœtus, il tient à s'excuser "d'avance pour toutes les femmes enceintes" [nous qui soulignons]. Ou quand il parle des "élucubrations d'un imam" alors qu'il reconnaît n'y comprendre "un traître mot"… Mais ne cherchons pas des poux là où ça se dégarnit. Non, le plus intéressant et, on l'a dit, le plus révélateur dans ce livre, c'est la conception de la masturbation. En effet, dès le début, on sent bien que la pratique dont nous parle Montaigu est à ses yeux fondamentalement masculine et hétérosexuelle. Un truc de mec, quoi.. Bien sûr, elle est ainsi du fait de son expérience, qu'il narre sans détour, mais on sent bien, malgré certaines précautions, que la veuve poignet est ici surtout un veuf.

A plusieurs reprises, Montaigu "retourne" à la question féminine:
"Mais les femmes, songeais-je aussitôt: étaient-elles tenues à l'écart de tels plaisirs?"
Ou plus loin:
"Quant aux femmes, elles ne sont pas en reste".
Il va même jusqu'à imaginer que "les hommes et les femmes [sont] des barres de chocolat et que vous vous baladiez dans la rue en reluquant toutes ces sublimes barres de chocolat" – mais c'est pour parler quelques lignes plus loin de "petites allumeuses" – allons bon… Ah, si l'on doute de l'engagement féministe de l'auteur, il y a un chapitre intitulé "De la supériorité physique et intellectuelle des femmes", où il s'interroge et va jusqu'à se demander si
"la force naturelle des hommes les pousse à la possession matérielle quand les femmes sont davantage portées à une forme de retrait et d'intériorité" (p. 142-143).
Pourtant, si Montaigu a bel et bien lu Beatriz Preciado, et cite de revigorants passages de son Pornotopie, ses intuitions parfois intriguent:
"Les hommes ne parviennent pas à abandonner l'idée de posséder sexuellement quelqu'un d'autre. Tandis que les femmes, en se branlant, se libèrent de cette injonction masculine à pénétrer (ou à être pénétrées) […]" (p. 151)
Les derniers chapitres, qui font le point sur le passage de "la branlette artisanale à la masturbation de masse" sont pertinents, là encore sincères, avec des formules qui font mouche: "le cybersexe, c'est l'orgasme pour les nuls"; "nous sommes arrivés à l'ère du sexe sans sexe", le sexe en solitaire comme "revenu minimum sexuel"; le porno, "nouveau surgelé du sexe", etc.

Ce qui me gêne le plus dans ce livre, outre le phallocentrisme assumé dans un essai se la jouant par ailleurs pseudo féministe, c'est l'indécrottable virilisme de la prose, cette cécité hétérosexuée qui sévit à chaque page, tous ces réflexes de mâle étayés de fine gaudriole qui sapent en permanence le bien-branlé des thèses de l'auteur (ou au contraire les engorgent?). Ainsi, la main du branleur est "son amante"; l'Eglise catholique est devenue une "vieille rombière possessive et hystérique"; la collègue néerlandaise de l'auteur est une "Batave hystérique", ou une "Batave constipée" ou une "autruche acariâtre"; et quand Montaigu fait l'éloge (activité masculine si l'en est…) de la masturbation féminine, le cliché gicle à grands jets:
"elles s'en vont explorer le vaste continent de leur corps: le fin détroit des lèvres, la délicate anse du cou, les sous-bois sauvages de leur crinière, les vibrantes collines des seins, les ourlets sinueux des nymphes, les sombres crevasses de l'aine, la terre chaude et ondulante des fesses, la goutte rose du clitoris, le sommet enflammé des tétons, les gorges profondes du vagin jusqu'au mystérieux delta de l'utérus…" (p. 133-134)
On croirait entendre Jean Dujardin dans OSS 117 commentant "l'impeccable sillon mammaire" de Larmina ! La fin du livre de Montaigu nous éclairera sur sa conception de la masturbation.  Il narre en effet un déjeuner avec son père, qu'il qualifie de don Juan, et explique dans la foulée la nuance suivante:
"[…] le branleur, quand on y songe, c'est l'anti-don Juan par excellence, son jumeau maléfique. Son double inversé. D'un côté le séducteur cynique qui cherche son propre reflet dans toutes les femmes, et de l'autre, l'onaniste qui cherche le reflet de toutes les femmes en lui-même."
Mais laissons le père et le fils deviser entre eux de cette "vieille maîtresse" qu'est la masturbation, leur "amante la plus délurée", "la mère maquerelle de notre sexualité" – le complexe d'Œdipe n'en demandait pas tant… On l'aura compris, Voyage autour de mon sexe n'est pas un essai sur le plaisir solitaire, mais un éloge de la pignole hétéro, livré avec quelques text-toys pseudo-féministes en guise de lubrifiant. On peut donc le mettre entre toutes les mains. Sans crainte, hélas.
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Thibault de Montaigu, Voyage autour de mon sexe, éd. Grasset, 18 € — parution le 18 mars

lundi 9 mars 2015

Comme les blés avec Clerc

Vous êtes fauché? Ça tombe bien. La rencontre de demain au théâtre de l'Odéon est pour vous.
 En effet, dans le cadre des 50 ans de la GF, l'écrivain Thomas Clerc – dont je vous ai déjà parlé dans ce blog – viendra présenter sa "bibliothèque idéale du fauché". (Je m'étais contenté, affinités obligent, d'évoquer celle du paresseux.)
Il sera question entre autres du texte de Baudelaire qu'il a préfacé pour la GF, Comment on paie ses dettes quand on a du génie
 Rendez-vous donc demain soir mardi 10 mars 2015 au Théâtre de l'Odéon, dans le Salon Roger Blin. La rencontre sera animée par l'excellent Daniel Loayza. C'est à 18h. Tarif unique 6 euros. Vous pouvez réserver au 01 44 85 40 40.
(Faucher est par ailleurs un verbe assez fascinant. Outre le fait qu'il désigne l'acte de couper des fourrages avec une faux, il peut tout aussi bien vouloir dire: abattre, guillotiner, épuiser, tuer, voler, chaparder. Pas étonnant que l'adjectif dont il a accouché nous désigne comme démuni.)

La construction d'une patience: Frank Smith pense à toi

"Je pense à toi": que dit-on quand on dit ces mots? Que pense-t-on? Est-ce une pensée, seulement? Quelle sorte de pensée? Quel pensé? Pense-t-on? Est-ce l'expression d'un manque, d'un désir, une promesse? A partir de ces interrogations, dont Levinas fit un temps la matière d'essais – et dans le mouvement d'une résidence dans l'Essonne –, l'écrivain Frank Smith a conçu un livre-strates qui tente non d'épuiser l'énoncé magique — je pense à toi – mais de montrer tout ce qu'il recouvre, tout ce qui le recouvre, tout ce qu'il découvre, aussi. 

Chaque page du livre – qui s'intitule Surplis – se présente donc comme la trace et la mémoire accumulées d'autres énoncés nés de cette phrase/pensée matrice. Des carrés et rectangles qui se chevauchent, s'oblitérant parfois, pour dire la juxtaposition des formes, la simultanéité des pistes de pensées. On entre ici dans le monde feuilleté du bégaiement, de la répétition, du "repentir" : dire et redire les choses, garder l'empreinte, sauvegarder la mémoire de ce qui est dit — les énoncés se bousculent calmement, s'enrichissant en même temps qu'ils se disputent l'espace de la page:
"Je pense à toi, c'est se retirer de l'ombre de l'autre" – "Je pense à toi, comment produire une idée de toi?" – "Je pense à toi, Je pense à toi, dans chaque calme fragment c'est ton visage incomplet qui perle et prononce" – "Je pense à toi, je cherche la phrase qui ne te fait pas reculer" – "Je pense à toi, une pratique, je conquiers un  corps de souffle" – "Déraillement, déviation, changement d'aiguillage"…
Au cours de cette quête de la patience – puisqu'il s'agit de mettre à distance le désir caché dans le "toi" pour arpenter les plis et surplis du "je pense" afin d'atteindre sa crête extrême, ce "à" par lequel la pensée non pas s'achève mais, peut-être, s'envole –, d'autres voix sont invitées à revêtir le "surplis" de cette pensée en apparence seconde, additive (addictive?): Jean-Luc Nancy, Alain Badiou, Bertold Brecht, Blaise Pascal, Jacques Darriulat, etc.

On aurait tort néanmoins de croire qu'on a affaire ici à un livre désincarné, ou seul le recouvrement aurait valeur performative. La mise en page (due à Julie Patat) – par sa rythmique formelle, son sens du silence, la subtilité de ses variations – instaure un espace propice à la création d'une émotion – et sans doute faut-il s'interroger sur le seul fait qu'un seul mot apparaît barré: "émoi".
Si "je pense à toi" est davantage qu'une pensée, ou moins qu'une pensée, c'est peut-être qu'il s'y joue (s'y perd?) une tension liée au manque, et donc au désir. "Penser à l'autre" apparaît alors sous un jour différent, parce qu'issu d'une nuit, aussi, et l'on y devine à la fois le pressentiment d'un corps (l'absent réincarné par la pensée) et la déterritorialisation de la pensée (le pensée s'affranchissant de sa réflexivité). 

Plus liturgique qu'il n'y paraît à première vue, Surplis, par la friction de ses lectures, son invitation à un travail de navette de la pensée, finit par composer un chœur d'énoncés troublant parce que sans doute troublé. Une musique naît des interstices, des clivages, des oblitérations – on y entend alors résonner, ténu, têtu, le "la de l'intempestif", quand le "je pense à toi" se change en "tu manques à ma pensée". 

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Frank Smith, Surplis, éd. Argol, 20 €