lundi 23 mars 2015

Brahim Metiba au coin du paradis

Ce qu'on ne peut pas dire, doit-on le taire? On peut également le laisser entendre, se faire entendre, ou du moins, par sa présence, préserver le frêle contact que les mots ne peuvent à eux seuls maintenir en vie. Et c'est à cela que s'emploie le narrateur de Ma mère et moi, très court récit autobiographique de Brahim Metiba. Imaginez: vous êtes né en Algérie, vous êtes homosexuel, et votre mère ne vous comprend pas ou plus, et tandis qu'Asmahan chante "Vienne est un coin du paradis" sur Radio Orient, une idée vous vient: faire la lecture à votre mère. Mais lui lire quoi? Vous choisissez, parmi tous les livres possibles, celui-ci, comme une évidence à rebours: Le livre de ma mère d'Albert Cohen. C'est avec lui que votre mère devra, aussi, dialoguer. 

En vingt-trois chapitres correspondant à vingt-trois jours, Brahim Metiba raconte ces moments presque intangibles où l'approche et l'éloignement semblent ne plus faire qu'un. L'écriture semble à première vue factuelle, comme si elle ne voulait pas pénétrer la chair des choses, par pudeur ou prudence, mais au fil des pages le lecteur découvre qu'on est au cœur même des choses: là où elles battent doucement, entre silence et indulgence:
"Ma mère veut savoir ce que signifie la phrase où Albert Cohen dit: 'Elle était si adroite pour la cuisine, si maladroite pour le reste.' Je dis que je ne sais pas, que le reste est peut-être l'amour, dans sa démonstration. Ma mère me regarde."
Cherchant à établir un lieu commun où se rejoindre, et ayant choisi pour toucher cette mère musulmane le livre d'un Juif, l'auteur sait qu'il fait le plus grand détour possible, mais c'est sans doute comme pour prendre à revers celle dont il ne veut pas comme ennemie. Puisqu'entre eux l'altérité a grandi, pourquoi ne pas convoquer des ombres tout autres? "Secouer [ma] mère dans ses certitudes": l'entreprise est bien sûr vouée à l'échec. Et ni vingt-trois jours ni mille et une nuits ne pourraient suffire à accorder l'inaccordable.

En cinquante pages, Ma mère et moi reproduit, au pinceau fin, à l'encre discrète, cette scène intime où le fils prend la mesure des adieux, et décide d'en fixer le visage, comme le fit Albert Cohen:
"Ma mère dit que l'année de mon départ, au premier jour du ramadan, elle a mis une assiette pour moi. Ma mère apprend que la mère d'Albert Cohen fait la même chose après le départ de son fils. Ma mère dit: 'Quand on a un fils, c'est pour toujours.' Je dis que les rapports changent. Ma mère dit: 'Non.'"

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Brahim Metiba, Ma mère et moi, éd. Mauconduit, 7€50

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