vendredi 23 octobre 2015

Toussaint tout en patience


J’ai du mal à entrer dans l’écriture de Jean-Philippe Toussaint, et ce depuis ses premières publications, depuis La salle de bain, en 1985 ; ce doit être une question de tempérament, voire de température. Il est certaines œuvres qui ne vous « parlent » pas, ne vous « regardent » pas, au sens où leur parole et leur regard fixent un point, mobile on l’espère, par lequel vous ne passez pas, ou du moins ne vous attardez pas – bref, vous n’aspirez point à en devenir le lecteur, ou vous n’êtes pas prêt à, ou rétif à, ou obtus. Ça ne m’empêche pas, bien sûr, d’y transiter à l’occasion, ce que j’ai fait avec le court volume intitulé L’urgence et la patience, paru initialement en 2012 mais réédité cette année. Il s’agit d’un recueil de textes ayant globalement pour thèmes et motifs l’écriture (comment, quand, où), ses lieux (hôtels décrits, bureaux utilisés…), ses « héros » (Lindon, Beckett, Dostoïevski, Proust).

Le ton est souvent infra-badin, il taquine la superficie, frise la conversation, porté par une sainte méfiance du profond, lequel est sans doute soupçonné d’être trouble, ou du moins pesant. Ce que Toussaint dit de la Recherche du temps perdu, par exemple, n’excède guère les limites pâlottes du convenu – « sa richesse et ses dimensions exceptionnelles » – certes, son propos n’est pas Proust et son œuvre, mais les conditions dans lesquelles il l’a lu – l’heure du jour, la chaleur du jardin, la dureté du dossier de la chaise. On pourrait parler, à propos du style de Toussaint, de « pudeur baroque » : il feint toujours de s’intéresser davantage à l’ornement qu’à ce qu’il orne, prenant ainsi le risque – joussif ? – de passer pour léger, voire simplement de « passer ». Mais Toussaint travaille bien entendu un peu en dessous de la surface, et son art est davantage un art du filigrane que de la pointe sèche.

Parlons plutôt du texte qui donne son titre au volume : « L’urgence et la patience ». Dans un premier temps, cette dichotomie séduit, à la fois par sa simplicité et sa pertinence, puis par sa fonctionnalité. L’écriture est un dialogue entre ces deux… quoi ? méthodes ? pulsions ? Disons mouvements. Bon, assez vite, Toussaint semble les replier sur elles-mêmes, les rendant là encore un peu convenues : l’urgence est le domaine de l’impulsion, de la fougue, de la vitesse ; tandis que la patience, elle, a à voir avec la lenteur, la constance, l’effort. L’urgence « préside à l’écriture d’un livre » ; la patience s’abîme dans la « maturation », s’attarde dans la « documentation ».

Toussaint, décidément plus baroque qu’on ne le pensait, avance alors l’hypothèse suivante, autrement plus dynamique :
« L’urgence se construit par le travail. […] Il faut atteindre son territoire. […] C’est par l’immersion qu’il faut l’atteindre. »
L’idée d’un « territoire de l’urgence » est assez fascinante. En spatialisant ce qui n’est a priori qu’intensité, elle autorise une conception autre que romantique de ce que Toussaint semblait pourtant ranger dans la catégorie « fougue ». Elle permet aussi de mieux saisir ce paradoxe de l’écriture, qui outrepasse le simple schème raison/passion : la collusion entre flux et stase (ce que j’ai désigné un jour lors d’une conférence comme le « syndrome du rhinocéros et du colibri », mais je vous en fais grâce aujourd’hui, hein). Et Toussaint de synthétiser ainsi ce qui est davantage qu’une intuition :
« L’urgence est un état d’écriture qui ne s’obtient qu’au terme d’une infinie patience. »
Sans doute aurai-on aimé qu’il aille encore plus loin et se demande si la patience ne serait pas à sa façon un état d’écriture qui ne s’obtient qu’au terme d’une infinie urgence. Mais ce serait sans doute verser dans la rhétorique. A moins que…
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Jean-Philippe Toussaint, L’urgence et la patience, coll. « double », éd. de Minuit, 2015, 6€

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