jeudi 3 juillet 2008

Le charnier de l'Histoire…

"Vous pensez planer au-dessus de tout, imperméables à tout, immortels. Etes-vous stupides à ce point? Sais-tu où nous sommes, ici?"
"Sur la route entre Ypres et menin, si j'en crois les panneaux", dit Miles.
"D'ici dix ans, sur des centaines et des milliers de kilomètres à la ronde, mais surtout ici — " Il parut se raviser, comme s'il avait failli révéler un secret.
Miles était intrigué, et savait désormais dans quel sens tourner les aiguiles. "Ne m'en dis pas trop, allons, je suis un espion, tu te rappelles? Je vais rapporter cette conversation au QG national.
"Allez au diable, toi et les tiens. Vous n'avez aucune idée de l'endroit où vous mettez les pieds. Ce monde que vous prenez pour 'le' monde va mourir, et descendre en Enfer, et toute l'Histoire après ça appartiendra en propre à l'histoire de l'Enfer."
"Ici", dit Miles en scrutant dans les deux sens la route tranquille qui menait à Menin.
"Les Flandres seront le charnier de l'Histoire."
"Ah."
"Et ce n'est pas le côté le plus affreux de cette histoire. Tous vont embrasser la mort. Passionnément."
"Les Flamands."
"Le monde. A une échelle qui n'a pas encore été imaginée. Pas une peinture religieuse dans une cathédrale, pas Bosch, pas Bruegel, mais ça, ce que tu vois, la grande plaine, retournée et hersée – tout ce qui gît en dessous ramené à la surface –, délibérément inondée, pas par la mer venue réclamer son dû mais par la contrepartie humaine de cette même absence profonde de pitié – et pas un village ne restera debout. Des lieues et des lieues de crasse, des cadavres par milliers, l'air qui vous semble naturel désormais corrosif et mortifère."
"Plutôt désahréable", dit Miles.
"Tu ne me crois pas. Tu as tort."
"Bien spur que je te crois. Vous venez du futur, non ? Z'êtes les mieux placés."
"Je crois que tu sais de quoi je parle."
(Thomas Pynchon, Contre-Jour)

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