vendredi 11 septembre 2009

L’année de la pensée tragique

De Joan Didion, on a une image mentale à la fois nette et floue : nette parce que la femme, frêle, a plus de soixante-dix années d’épreuves américaines derrière elle, un dialogue à corps rompus entre côtes Est et Ouest, un style ennemie de la pompe ; floue, parce qu’elle est une litanie de brisures, une leçon retenue puis oubliée, le tempo des aveux. Celle qui, au sortir de l’adolescence, décroche un poste à Vogue après un concours journalistique, est-elle la même qui co-écrit le scénario de Panique à Needle Park ? L’épouse devenue veuve, la mère qui perd son enfant, l’ex New-Yorkaise basée en Californie, les avatars se succèdent, et Didion, comme dans une inexorable tragédie grecque, s’éloigne du chœur, marche seule, prend des notes – les ombres s’allongent autour d’elle, l’Amérique renonce à une substance qu’elle ignorait être pure forme, et les mots recherchent quelque chose qui échappe à l’addition : de là ce style à la fois têtu et prudent, cet abord des choses qui ne vit que de la prémonition de leur non-pérennité, ce parfum de scepticisme qu’elle laisse flotter sur tous les dits et gestes des héros américains.

Paru il y a peu en traduction française aux éditions Grasset, L’Amérique est un recueil de textes prélevés dans plusieurs livres de Didion, préfacé par Pierre-Yves Petillon (en fait une reprise de son texte paru dans son excellent Histoire de la littérature américaine : Notre demi-siècle, 1939-1989, éd. Fayard). Le recueil offre une architecture dramatique, pour ainsi dire en trois actes : Acte un, où comment les années soixante ont fini par mourir ; acte deux, le paradis à jamais perdu de la Californie ; acte trois : la pomme pourrie qu’est New York – avec un épilogue à Honolulu. Certes, cette construction n’est pas le fait de Didion, mais elle permet d’appréhender un certain trajet, à la fois historique, personnel, géographique, une dérive mentale ainsi bien qu’une quête vouée à l’échec.

La peinture impressionniste qu’elle nous offre de Haight Street, à l’époque où tout était groovy – les fringues, la contestation, les dérapages… –, lui permet de laisser briller les failles d’une société au bord de l’implosion : les arrestations, les procès, les Black Panthers, la fumette, l’acide, les Diggers, les campus… certes, tout cela est bien connu, répertorié, cartographié, mais ce que Didion cherche à rendre, c’est justement la dimension éclatée de l’époque, ce moment où le fait divers flirte avec l’histoire, où la société américaine hésite à régler son compte à l’individualisme. Il y a ce passage où Didion assiste à une session d’enregistrement, les Doors en studio, et Jim Morrison qui ne vient pas, qu’on attend sans attendre, et qui arrive dans l’indifférence générale, parce que bien sûr il n’y a pas d’événement possible, les choses sont déjà là, nous n’en sommes que les détonateurs. De toute façon, côté événement, l’Amérique va être servie : la famille « Manson » marquera l’apogée tordue et inutile du fantasme communautaire, le signal d’alarme redouté, attendu, insuffisamment guetté.

On retrouve Didion quelques années plus tard, penchée cette fois-ci sur l’affaire Patty Hearst, et cherchant vainement – volontairement vainement – à démêler les fils de cette fausse métamorphose : comment la jeune héritière a fini par presser la détente d’un M-1. Car c’est ça qui intéresse Didion, elle-même revenue d’une cassure, d’une dépression profonde : comment passe-t-on à un autre état ? Ce que l’Amérique, en tout état de cause, sait faire avec violence et nonchalance, sans jamais se retourner. Patty Hearst était-elle déjà terroriste dans l’âme ? A-t-elle été retournée ? Lavage de cerveau ou prise de conscience. Ce que Didion voit, surtout, c’est un être falot, ou qui cherche à paraître falot, à échapper aux analyses du New York Times tout en vendant son histoire à bon prix. On ne peut jamais mettre le doigt sur le moment où es choses bascules, parce que tout, sans doute, n'est qu'un long basculement invisible.

Mais c’est surtout dans son analyse du célèbre viol de la joggeuse new-yorkaise que Joan Didion fait preuve de cette sagacité discrète mais inexorable qui est la vibration même de son style. Comment, à partir du viol d’une Blanche aisée dans Central Park, arrive-t-on à cet état panique dont tente de se relever New York ? Loin de se cantonner à une brève radiographie de la Grosse Pomme et des tensions raciales, Didion plonge dans le terreau même de l’inconscient new-yorkais, bêchant sans relâche les arpents oubliés de sa mauvaise conscience. Il faut, dit Didion, repasser par là où ça fait mal, pour comprendre ce traumatisme, cette fixation autour d’un fait divers dans une ville où les viols annuels se comptent par milliers. Il faut rappeler ce fantasme et cette crispation à jamais ancrée dans l’esprit américain : le viol de la femme Blanche par un Noir, viol qui fait écran aux innombrables viols d’esclaves noirs par les Blancs. Il faut aussi rappeler comment s’est développée l’anatomie de Central Park, la peur sécuritaire qui a présidé à son expansion, les multiples magouilles qui ont accompagné sa croissance.

Si Didion sait ouvrir les perspectives et lancer des sondes, elle sait aussi exposer ses fêlures, sans jamais forcer le parallélisme. Il y a ce moment poignant où soudain, à New York, après avoir aimé cette vie débridée, elle perd pied, casse, renonce – Didion, littéralement, ne peut plus.

« Tout ce qu’on me disait, j’avais l’impression de l’avoir déjà entendu, et je ne pouvais plus écouter. Je ne pouvais plus rester assise dans des petits bars près de Grand Central à écouter quelqu’un se plaindre de l’incapacité de sa femme à accepter de l’aide tandis qu’il ratait à nouveau son train pour le Connecticut. Cela ne m’intéressait plus d’apprendre quelle avance d’autres personnes avaient touchée de leur éditeur, d’entendre parler de pièces à Philadelphie dont le deuxième acte se passait mal […] Je pleurais jusqu’à ne plus faire la différence entre les moments où je pleurais ou pas, je pleurais dans les ascenseurs et dans les taxis et dans les pressings chinois […]. »

Ce n'est pas tant les symptômes d'une dépression que décrit Joan Didion, mais plutôt la barbarie innée du monde et son désir de fusion avec nos peurs. Comment échapper au Moloch social sinon en "craquant", en laissant pousser la fleur-fêlure du mal fitzgerraldienne? La fuite, si elle est possible, vient toujours trop tard, mais au moins elle vient, elle.

Il lui faut alors quitter New York, s’installer sur la côte Ouest, en Californie, elle qui avait cru quitter son Sacramento natal pour les feux de Vogue et l’East Village. Retour à la case départ, à l’alpha de la Valley. On trouve également, vers la fin du recueil, Didion à Honolulu, guettant un tsunami qui ne vient pas. A moins qu’il n’ait commencé il y a bien longtemps, à l’époque où Morrison voulait entendre le cri du papillon, mais où seuls retentirent les cris de Sharon Tate.

Joan Didion, L’Amérique 1965-1990 (chroniques), éditions Grasset, excellemment traduit par Pierre Demarty
Photo: Susan Atkins, center, did the stabbing of actress Sharon Tate during the August 1969 murders in Benedict Canyon that are popularly blamed on Charles Manson.

2 commentaires:

  1. Merci, très belle évocation d'une femme assez fabuleuse. Je sais que c'est bizarre, mais son honnêteté, sa curiosité et son humanité me font penser à Vollmann.

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  2. En ce qui me concerne, groovy, Manson, Tate, etc.: Inherent Vice's coïncidence ?

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