lundi 31 mai 2010

Je est des nôtres


Je, premier livre de Rémi Marie, tente de dissoudre son récurrent sujet, à force de répétition, comme si, en prenant toujours le même appui, la phrase pouvait non seulement faire oublier la vibration du plongeoir mais jusqu'à la notion même de plongeoir, pour ne retenir, et n'éprouver que le saut. Donc, dans Je, toutes les phrases commencent par "je" — c'est un procédé, mais il faut bien procéder, face à la réalité de la page l'enfant n'est plus de chœur.

Le sujet, donc, est indécision, marche, il est gestes, actions, regards, paroles, décisions, regrets :
Je suis allongé dans la baignoire, je suis seul dans la baignoire, je suis seul dans l'immense appartement avec baignoire, je suis seul baigneur, je suis seul dans le silence de l'appartement vide, je suis seul dans le calme du grand appartement familial vide, je suis seul et j'écoute je silence de l'appartement vide, je suis seul et j'écoute l'absence de ma nouvelle famille, je suis seul allongé dans la baignoire familiale […]
On voit bien que "je" creuse quelque chose, et que ce qu'il creuse, outre le "je" auquel il se réduit peut-être, est fait des ondes créées par tout "je" autour de soi. L'affaire du cogito est entendue, et "je" a conscience de manque de détachement, il est à Vienne, c'est-à-dire nulle part, un seul être lui manque, ou bien mille, et très vite le trou noir qu'est le "je" déteint sur le verbe aussitôt conjugué, lié, qui le suit: Je suis, je suis, je suis – l'acte d'être se change en acte de suivre, comme si "je" devenait curseur, pris dans la rainure du faire et du défaire.

N'être plus qu'un "je", jeté dans la succession du vivre, oui, mais dans quel but? Rémi Marie, à mille lieues de toute auto-fiction, parce qu'abouché à sa condition même, ne se contente pas d'errer dans les limbes ignorées par Descartes, en fou confondant flamme et cire. Il demande à son je des résultats: par exemple, traduire Thomas Bernhard, traduire Béton, lire en idiot faulknérien, le traduire à tâtons, à coups d'ordinateur, ich=je, retraverser le rendu, y rechercher la voix-Bernhard:
je regarde les mots allemands comme des amis wenn ich im Hotel wohne si je dans l'hôtel habite si j'habite dans l'hôtel si je loge à l'hôtel, je les prononce tout haut, j'écoute leur sonorité denn Wien ist gegen meine Arbeit car Vienne est contre mon travail, je suis fasciné, je pénètre un secret, j'invente une troisième langue.
Ou, comme il est dit peu après, "j'essaie de vivre, j'essaie seulement de vivre". La force du livre de Rémi Marie, c'est de ne pas se laisser aller à une trop facile dissolution, qui serait purement syntaxique, c'est d'assumer la persistance de ce noyau d'ego, qui résiste, revient, comme une graine de quoi entre les dents, qu'on mâche en l'oubliant, et se rappelle alors, bon souvenir, mauvais souvenir, la phrase a autre chose à faire de toute façon, et le fait, tant pis pour le plongeoir, tant mieux pour l'eau fendue de la page. "J'écris que j'écris", dit "je" à un certain moment, un moment certain, mais bien sûr il cherche avant tout la "troisième langue", non pas la simple déréalisation de la langue, non, l'enfant n'est pas, n'est plus de chœur, mais ce tout léger et diffus bégaiement qu'est, attention, notre lecture, qui seule relie l'acte de plonger à celui de boire la tasse et sait bien qu'en disant "je" nous sommes aussitôt "il".

Objectif subjectif? Je, roman du jour mal levé, de l'après-Beckett, poème à particule disjointe? Ça se lit tout seul, aimerait-on dire, étant écrit sur fond de solitude, dans un détachement qui est décollement, arrachement, aussi.
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Rémi Marie, Je, éd. LaureLi, 15£€, paru le 12 mai

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