mardi 1 février 2011

Une paire d'amers (les portraits robots de Christoph Meckel)


Livre bifrons, Portrait-Robot*, de Christoph Meckel**, se veut diptyque, face à face entre un père et une mère, deux figures longtemps détestées, bourgeois allemands du vingtième siècle ayant vécu les secousses de leur temps dans une artificielle et fallacieuse distance, prenant un plaisir guindé à aimer les arts, à évoluer dans l’ombre portée du beau, qu’on soit en paix ou en guerre, tous deux confits dans un apolitisme que l’auteur du livre, le fils, ose enfin ausculter, afin de mieux comprendre le mensonge de cette innocence revendiquée à l’égard du Troisième Reich, afin aussi de se livrer au portrait, art bourgeois par excellence, mais avec un pinceau plus épris de vitriol que de peinture à l’huile – vitriol nécessaire pour dissoudre l’épais et insupportable vernis dont ses géniteurs badigeonnèrent le quotidien sans cesse effrité de leurs existences.

Pour cela, Christoph Meckel s’est attaqué aux deux versants de la parenté, gravissant d’abord la face paternelle, disséquant la personne, pesant et soupesant ses aspirations, ses renoncements, en quête d’une veulerie et d’une violence qu’il a dû affronter dans la première partie de sa jeunesse. Le père est écrivain, critique, il évolue dans des cercles, ne prend pas sa carte du parti nazi, applique une loi de fer dans le cadre domestique, punissant pour ne pas voir ni entendre. Survient la guerre, et c’est sept ans comme une béance, le refuge dans les lectures, l’attente de la libération, le poids de la défaite, puis ce têtu labeur de déni et d’oubli pour apprendre à vivre sur des ruines. Un père inapte à l’amour, incapable d’auto-critique, dont Merckel tamise les silences, les lâchetés, les plaintes, sans complaisance, avec juste ce qu’il faut de haine trempée pour ne pas porter de coup fatal. Qui dit portrait dit arrière-fond, et c’est dans la peinture de ce décor censé n’être que décoratif que Meckel dispose ses pièges, pièges à souvenirs, à sensations, regrets.

Face au père, la mère, mais bien longtemps après, car une fois écrit l’autre partie du diptyque l’auteur a attendu près de vingt ans, attendu la mort de sa mère pour donner le volume complémentaire à l’impression. Et sans doute est-il bon de lire ce verso après le recto, d’ouvrir la mère après avoir fermé le père. Le travail de mémoire et d’analyse est plus complexe. Autant le portrait du père se nourrissait exclusivement d’un sévère inventaire des traits honnis, autant celui de la mère passe sans cesse par des portraits relais, comme si Meckel ne voulait pas étouffer son lecteur (et sans doute lui-même) dans une pure peinture de la détestation, et voulait entourer la figure maternelle d’êtres plus aptes à l’affection, à l’humanité, au don. De là ces esquisses chaudes de Lucie, la domestique, ces apparitions d’une grand-mère, d’un grand-père.

Merckel fait preuve d’une acuité analytique qui rappelle souvent celle du Sartre des Mots. Mais jamais cette analyse, d’une intensité soutenue, n’est dépourvue de chair. Car Meckel, aussi impitoyable soit-il, se doit de laisser s’avancer sur la scène l’autre : à savoir, lui, et avec lui l’attente, le désir, l’espoir, la conviction que l’art est à incarner, pas à admirer.

Portrait-robot ? Portrait de robots, de mécaniques incapables de sentiments ? L’affaire est plus complexe, plus subtile. Si Meckel ne cherche pas dans la nuance le sel de la compassion, s’il rédige ce faisant un acte de sécession définitif, il n’est jamais injuste ni de mauvaise foi. Il ne donne pas de coup, comme son père, n’est pas indifférent, comme sa mère. Il dit ce que le fils en lui avait à dire, et ce qu’en tant écrivain il peut écrire :

« Dans le récit du concret et du tangible, et dans l’écriture de ce que j’étais, je construisais un objet fait de langue, dans lequel se profilait objectivement ma quête.»

S’interrogeant à la fin de son livre sur la possibilité, la réussite, la réalité d’un tel projet, Meckel écrit, laissant la lecture décider à sa place :

« Un livre consacré à un homme, qui s’efforce de le raconter ou de l’étudier? Une langue expérimentale, valable pour cette unique occasion, dont l’objet est un homme? Qui fait de lui son objet ? Qui soit adapté à cet homme en particulier? Qui concerne un homme ? Quelques pages qui montrent un homme? Le dépeignent? L’esquissent? Le calquent? Le cernent? Le sondent? L’analysent? Le rappellent à notre mémoire? L’invoquent? L’authentifient? – Et après? »

C’est dans cet « après », qui est lecture, travail de lecture, que la littérature, une fois de plus grâce à Meckel, montre combien sa trajectoire entretient un dialogue vibrant avec ce qu’on nomme, sans doute ludiquement, échec.

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* Christoph Meckel, Portrait-Robot, Mon père / Portrait-Robot, Ma mère Traduit de l'allemand par Florence Tenenbaum-Eouzan et Béatrice Gonzalés-Vangell, Quidam éditeur, 248 pages, 20 euros

** Christoph Meckel, né à Berlin en 1935, a fait des études de graphisme à Fribourg et Munich et vit actuellement entre Berlin et Fribourg. Il a remporté de nombreux prix pour l'ensemble de son œuvre : le prix Rainer-Maria-Rilke (1979), le prix Georg-Trakl (1982) ou encore le prix Joseph-Breitbach (2003). Il est notamment l'auteur de Un inconnu : récit (Le Temps qu'il fait, 2007) et La Ville de cuivre (Gallimard, 1993).

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