mercredi 2 mai 2012

Bruxelles et son fleuve


Maudits soient Bruxelles et ceux qui s’y perdent comme dans les entrailles d’un marché aux poulets sans cesse décapités par la grande aiguille des heures, maudits et loués soient-ils, quand, abandonnés tels des pions dociles sur l’échiquier aux cases de pierre de la Grand’Place de Bruxelles, ils se retrouvent hantés par les façades faussement hiératiques puis, comble de l’éternité, échouent quelques mètres plus loin devant de mous diadèmes sertis de fèves en cacao que côtoient les niaises paupières des napperons et les sarcomes hilares des pâtisseries, bénis soient-ils, espérons-le, puisque déjà il faut ne pas mourir tout de suite et fuir, sous la menace des bibendum de viande turque, traqués par les meutes de sons gelés que vomissent les boutiques aux portes fermées aussitôt qu’ouvertes, fuir pour s’enfoncer entre les rives des vitrines mortes, courber l’échine en passant à pas prudents devant d’attrayantes bolges où des hérons de métal plongent un bec fier et moussu dans des verres dont chaque facette exalte et nie la ville, traverser des chaussées scarifiées par les roues des trams invisibles, oui, maudits soient nos pas et les lieux où ils nous égarent, que ce soit au pied du Palais de la Monnaie, bourse froide, inepte, dont on monte les marches comme si on avait rendez-vous avec un mur que l’argent ne saurait traverser, maudites et rédimées dans le même haut-le-cœur ces pensées qui nous bousculent alors que nous cherchons l’imitation de la lumière dans une nuit plus noire que l’ébène effrayant dans lequel des hommes de Dieu sculptèrent ce lourd champignon atomique qu’on peut caresser dans l’église du Renoncement avec, sous son chapeau vaguement auréolé, une chose morte qui est une colombe qui est le saint Esprit enfin carbonisé. Qui est la peur.
Galerie de la Reine, le ciel est un trottoir vitreux, et les souliers écrasent le temps lentement concassé dans le marbre. Derrière les écrans de verre, que ton œil bombe et fait fondre, tout devient instrument de torture, le parapluie à la crosse blanche qu’il faudra bien que le sang macule, les fagots de lames disposés en éventails dont les rutilements crissent, crissent, crissent ; les pyramides de chocolats au sein desquels, sans doute, agonise une idée, au moins une : celle du commerce, si mal digérée ; les faisceaux de frites, qu’une main habile entasse dans un cornet puis abomine de foutre jaune ; les diamants, aussi, qui dans chacune de leurs facettes emprisonnent ton tout petit reflet pour lui rappeler ton destin de charbon.
Tu fuis, et enfin tu pousses les portes de ce que tu prends pour un cœur tant ses portes convexes te rappellent le boursouflement de tes aspirations. Un grand piano, recouvert d’un catafalque, supporte les coudes des buveurs du Dernier Jour, la parole est brouhaha, sourdine, musique et les hanches s’échangent des informations dont la main ne fait rien ; un premier étage éventré tel un balcon de commedia dell’arte permet à l’imagination de te voir plonger en rêve, sous l’ovation des verres trinqués, avant que tout, d’un coup, se fracasse, eux et toi. Ton salut n’est pas encore ici – adieu, antépénultième lieu. Bruxelles attend de toi d’autres sacrifices. Tu fuis, encore, toujours, mieux.
Les rues se sont contractées, ta vitesse s’est accrue, et te voilà dans le quartier de City 2, où les parfums se vendent comme des ordinateurs et les ordinateurs comme des putes, des escalators t’entraînent vers des cieux peuplés d’archanges comptables, c’est la foire aux néons, tout est brassé, redistribué, comme des liasses de données dont personne n’a cure, qu’importe, tu fuis.
Tu cherches Bruxelles dans un chien accroupi sur une couverture, mais la couverture est rejetée et il en jaillit une main, trop humaine pour être vraie, alors tu cherches Bruxelles dans les plis de cet accordéon qui ânonne quelque chose que tu as en d’autres temps murmuré, tu cherches Bruxelles dans ce haussement de sourcils d’un banquier – ce ne peut-être qu’un banquier, ou un mac, ou un sorcier désavoué par sa tribu, dans la fontaine d’une jupe mal retenue, dans le cri cassé d’une gamine à qui on refuse l’aumône d’une minute de plus devant le carrousel grinçant, dans l’euro tombée d’une poche qui roule inéluctablement vers la gueule d’un trou qui, si tu t’y glissais, t’emmènerais peut-être vers Namur, oui, c’est cela, pour aimer Bruxelles tu dois la maudire et la bénir et te sauver, renaître ailleurs, là où un fleuve coule, là où Félicien Rops remettait à une femme nue le sort enviable d’un porc – et soudain tu comprends, tu sais, tu n’as plus à supplier ou mendier.
Ce que tu cherchais dans Bruxelles, c’était un fleuve. Une saignée. Un boulevard métaphysique et changeant où te noyer, c’est-à-dire, t’éviter. Et sans doute existe-t-il, si ta pensée, moins rompue qu’élastique, réussissait le tour de magie consistant à changer chaque individu en particule liquide, en goutte consentante, alors seulement tu pourrais vivre Bruxelles comme la ville aux mille fleuves, et l’aimer dans son déluge invisible. Maudit sois-tu de n’être que pierre.
(texte précédemment paru dans la revue Place Publique #25)

3 commentaires:

  1. Un texte que j'aurais rêvé d'écrire. De l'expressionisme qui se cache derrière un voile de réalité (Bruxelles ici). Faudrait nous dire si y'a un livre.

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  2. L’écrivain est parfois un astre. Entre Lautréamont et Hugo, il vous embarque, lui et pas un autre, à le relire. Pourtant Bruxelles, cette ville, on l’a vue, en partie, et parce qu’on avançait sans chercher quelque chose véritablement, on n’a rien fuit de soi-même et bien au contraire on y a embrassé sa propre humanité. Celle parfois défaillante au sein d’une comédie grinçante. Il faut croire que tout est question de point de vue et de disponibilité. Mais difficile à comprendre semble-t-il tant les clichés submergent et faussent les lectures de la réalité.

    « Chacun, pour l’autre, est une ville où il lui faut apprendre, dans le risque, par la douleur, à se repérer. http://lesilencequiparle.unblog.fr/2012/04/17/un-souvenir-dincendie-max-dorra/
    Un labyrinthe d’où, après mainte avancée, maint recul – une succession imprévisible d’attentes et de désespoirs – on parvient, plus ou moins difficilement, à sortir. »

    Ecrire est-ce traduire une pensée, un état, un passage dans une réalité qui ne tient qu’à soi-même ? Tandis que photographier serait toucher le palpable mais des yeux seulement pour ne pas se noyer dans la réalité, mais essayer, plus fidèlement qu’avec des mots, de s’y inscrire.

    La photographie argentique, c’était autrefois prendre une empreinte de lumière, développer un film, en tirer un négatif, puis à la lumière encore d’une planche contact ou sous une table lumineuse, choisir le négatif, un seul peut-être, à sortir du néant, à offrir en tirage positif, à faire émerger lentement sous un agrandisseur, en laissant monter les zones grises, en forçant sur les ombres, en rajoutant quelques degrés de contrastes. Autrefois plus qu’aujourd’hui on donnait à voir, ce qu’on avait pris le temps de regarder par une lucarne, de développer en petit, de s’imaginer en grand, d’esquisser en brouillon, avant d’exposer ou pas.

    Dans ce texte il y a de cet artisan photographe qui prend du recul et cherche le bon cadre, la bonne lumière. Mais à force de boire la lumière, de circuler aussi dans des zones d’ombres, l’artisan s’est métamorphosé, c’est autre chose encore qu’une image qu’il donne à lire. Une mélodie qui émane de son être. S’agit-il de savoir si elle est vraie ou fausse ? Nous allons au-delà du jugement lorsque nous l’avons écoutée avec bienveillance. Une très belle lecture. Merci à vous.

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  3. Marie-Hélène8 juin 2012 à 17:38

    Merci à vous pour ce texte qui dit beaucoup des impressions que j'ai pu avoir de cette ville "belle sans beauté, maritime sans fleuve" selon Béjart. Française habitant en Belgique je reste amoureuse de Gand et de Namur et votre parcours entre les mots résonne aussi en moi. Bien à vous.

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