mercredi 9 mai 2012

Josipovici: éloge de la fêlure

Parution aujourd'hui aux éditions Quidam du roman de Gabriel Josipovici, Tout passe. Révélé l'an dernier par Moo Pak, Josipovici est un auteur anglais surprenant, né en 1940 et auteur d'une vingtaine de fictions et d'une dizaine d'essais, capable de renouveler la trajectoire de la fiction à chaque livre, sensible aux pièges de la modernité, aux silences qui sous-tendent le discours, à la fois rusé rhétoricien et impressionniste mental, toujours en quête des failles et des dérapages de la parole. Tout passe est un court texte mettant en scène un homme devant une fenêtre dont un des carreaux est fêlé. Oui, on pourrait résumer ainsi l'intrigue, si besoin était, mais de ce besoin le lecteur n'a nul besoin, justement, car rien ici ne peut se résumer,  tout est tendu, l'attente de l'homme, l'espace où il semble figé, le passage des autres dans cet espace, les quelques paroles échangées, les pensées lancées à travers la mémoire. Par touches successives, des touches qui bientôt forment aplats, Josipovici dessine, avec une économie de moyens proche de l'évitement, le portrait d'une conscience campée dans un mystérieux retrait. Le présent et le passé, sur quelques pages, se jaugent, se croisent – au lecteur non pas de recomposer une fresque plus vaste, mais d'entrer dans les interstices des imperceptibles fêlures que la langue infiniment calibrée de l'auteur fait vibrer.
Dans Moo Pak, Josipovici laissait bourgeonner les vortex du bavardage. Ici, il rend tactile l'émotion contenue dans le non-dit. A peine lu, le livre se donne à relire, comme s'il lui fallait recommencer, encore et encore, n'ayant pas tout dit à la première lecture, comme une peinture qu'une trop brève contemplation n'a fait qu'entrapercevoir. Ne s'est-il vraiment rien passé? Rien d'autre qu'une non-attente près d'une fenêtre? Le lecteur revient sur ses pas, reprend le fil, ou plutôt le cherche. Et déjà tout a changé. Nous sommes déjà passés dans cette pièce. Nous sommes nous aussi ce qui n'est plus. L'espace palpite différemment. Les mots nous sont plus familiers, nous paraissent plus denses. Nous devenons nous-mêmes le secret caché dans les motifs du temps que le récit ordonne et désordonne.
Il y a dans le livre de Josipovici un passage étonnant où soudain une digue cède, où la parole entre à flot, où le discours reprend ses droits. Il est question de Rabelais, Chaucer, Shakespeare. Il est question de l'écrivain dans sa chambre, avant sa diffraction dans la réception publique:
"Mais Rabelais? Il suffisait qu’un certain nombre de gens achètent ses livres pour qu’il puisse vivre de sa plume. mais il n’était le porte-parole que de lui-même. et cela signifiait que son rôle était par nature absurde. Personne ne l’avait appelé. Ni dieu. Ni les muses. Pas même le monarque. Ou la communauté locale. Il était seul dans sa pièce, à écrire, et ces écrits ont été transformés en livres et lus par des milliers de personnes qu’il n’avait jamais vues et qui ne l’avaient jamais vu, des gens de tous horizons, qui l’ont lu dans la solitude de leur chambre."
C'est un livre simple, comme le cœur de la servante de Flaubert, mais qui, dans son fragile dénuement, permet d'entendre une pulsation de plus en plus riche. Un livre qui s'apprivoise, s'apprend. Parce qu'il dit, sans dire, le deuil, le départ, la permanence du bonheur enfui, le refus de rentrer dans la caverne des hommes une fois la page tournée, le droit incontesté de l'esprit à isoler les souvenirs. C'est un livre de forme sonate, une musique de chambre qu'on va quitter, bientôt, mais une chambre dont un des carreaux est fêlé – et par cette fêlure que le personnage principal se refuse à réparer passe quelque chose — tout?

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