lundi 10 septembre 2012

La main au marteau: Nerval via Thiellement


Ce serait commettre une grossière erreur que de voir en Pacôme Thiellement un maître de l’herméneutique ou quelque brigand jailli des sombres arcanes, chargé de rassembler les membres épars (et pillés) d’Osiris. Son gai savoir se moque des stratégies occultes. S’il décrypte, c’est pour animer l’hiéroglyphe, l’aider à démordre de la poussière et faire de ses essors une danse nouvelle. Thiellement est un chasseur de chimères, mais jamais il ne les tue ni ne les empaille.
On s’en convaincra à la lecture de son vibrant essai sur Nerval, L'Homme-électrique, dans lequel, armé d’outils deleuziens, il déplie le drame d’Aurélia et la scénographie des Chimères afin de montrer combien leur auteur – si mal aimé, si mal compris, à l’exception notable de Proust –, plutôt que de se protéger du monde par un parapluie occulte, s’est lancé dans une entreprise de désenvoûtement. Je dis bien « afin de montrer » et non de « démontrer », car Thiellement, en grand émancipateur de freaks, est essentiellement du côté de la monstration. Attentif aux pulsations des textes, il laisse les confluences aller leur gré, passer leurs gués, et s’il superpose parfois des calques qu’on pensait hétérogènes, c’est pour mieux qu’un désir de palimpseste s’insinue dans le feuilleté de la pensée. Afin de rendre Nerval (au) vivant, électrique, Thiellement nous montre comment Nerval a su, au fil des désillusions, réorchestrer les discordances de ses amours déçues afin de les organiser en galaxies. Pour cela, il convoque ses frères, la tribu mobile de ceux qui, à sa semblance, ont rêvé d’être un jour comme Blanqui sortant de prison et voyant défiler, dans le flux des foules, l’armée exacte de ses complices. Impossible, donc, pour Thiellement, de ne pas convoquer Artaud, non pour établir de pesants parallèles, mais pour « machiner » leurs trajectoires, leurs stratégies. Son livre sur Nerval est donc aussi, et peut-être surtout, un livre sur Artaud, dont il se révèle un lecteur plus qu’épanoui. Il nous rappelle également à quel point le freudisme s’est très tôt cherché un sain logis plutôt que de s’aventurer dans le vortex de l’hypnose, et ce afin d’opposer la supercherie du transfert aux ondes et charges de la sexualité. D’où l’importance du concept d’antérotisme chez Nerval, dont Thiellement montre qu’il a pour ancêtres l’amour courtois (et entretient un rapport complexe avec la gnose), et qui génère des concepts, comme celui, impeccable, de « l’horloge à filles ». On croisera également, au fil de ces pages électriques, Proust et les géniteurs du Grand Jeu, Huysmans, Zappa, Breton et même les Beatles. Car pour Thiellement, au-delà même de toute esthétique avant-pop, il s’agit d’établir une vaste cartographie des désenvoûteurs. Comme si « l’inconsolé » n’était pas celui qui s’abîme dans la tristesse mais celui qui refuse, moyennant risques et chutes, les stratégies de consolation. En cela, Thiellement est profondément post-spinoziste, et ce n’est pas la moindre de ses vertus.
C’est un livre, au final, sur l’envoûtement de l’amour — c’est donc un ouvrage pratique. Une méthode, si l’on veut, pour rentrer dans la lecture en ange déchu mais armé. Et pour faire du lecteur, à son tour, un « homme électrique », susceptible de produire des synthèses disjonctives et d’initier des devenirs (Deleuze n’est pas cité pour rien dans l’ouvrage, et l’on peut avancer sans trop d’erreur que Thiellement est un de ses plus brillants continuateurs, tant par le style que par l’audace). Car de quoi s’agit-il, en vérité ? Quel est le projet tendu de toute lecture, sinon de se faire un autre corps, inconsolé ? Thiellement sait ce que lire veut dire, et le dit :
« […] le corps de l’Homme électrique est toujours à construire. Il ne sert à rien de tenter de le retrouver dans les récits forgés par notre conscience pour expliquer nos actions. Il faut agir, à la main et au marteau, jusqu’à ce que les anamnèses se produisent. » (p. 152)
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Pacôme Thiellement, L’Homme électrique – Nerval et la vie, Musical Falsa, 2008


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