mercredi 23 janvier 2013

Pari postal : Perros et Butor


Difficile d'appréhender l'amitié (littéraire/humaine/éditoriale) entre Georges Perros et Michel Butor. Eux seuls surent, en leurs parcours diphormes [sic], quels ponts les unissaient. Pourtant, rien de plus dissemblables à nos perceptions presbytes que ces deux univers, l'un explosante dynamique (Butor), l'autre fragmentaire fixe (Perros). Certes, Georges lisait Michel, avant tout le monde, lui faisait part de ses réserves (précises), de ses corrections (il chassait la coquille). Certes, Michel écoutait Georges, amendant ses textes, qui, à peine amendés, enflaient et proliféraient. Mais quel abîme entre leurs deux productions!
L'un – Butor – travaillant diagonalement plusieurs formes simultanément, acceptant toutes les requêtes à écrire pourvu qu'elles soient assorties d'un artiste ou d'une contrée à parcourir, rêvant écrivant peuplant – la page – une vue d'avion oubliée des yeux – une page négligée des dieux – et dans leur sillage mille paperolles promises à cent mille développements – l'histoire ; la géographie; les incessants affluents de ce qu'il faudra dire, décrire —
L'autre – Perros –, replié sur son corps souffrant, son mutisme décliné, la maladie d'être, et le vertige des formules, la position prisonnière de qui sait le papier collé, la phrase déjà dite, le mot mort –
quel combat
amitié
l'inépuisable énergie du barbu à salopette se frottant lettre après lettre à l'épuisement conquis de l'exilé breton
ce n'était pas possible – mais fut.
Deux corps; deux moitiés d'un Tout que rien ne peut unir sinon la fréquentation d'une langue autre. Perros immobile et contraint en fatale admiration du ludion inexpugnable, demandant audit ludion de se poser, d'attendre, afin de le –impossible!– rejoindre;
Butor, bougeotte, famille, naissances, déménagements, voyages, et mille projets, écrivant non pas vite (il, l'expliqua, toujours peina à la plume) mais beaucoup, éparpillé dans des formats qu'on croyait réservés aux rêves ;
tous deux pourtant se rejoignant au péril du temps postal dans un lieu où le génie est communion;
Perros replié sur ses maux impossibilités problèmes sutures;
Butor en allé de par la cartographique et aléatoire qu'est la FUITE ]] façon de décliner tout ce qui en latitude et longitude pourrait faire sens {et} sensation ;
Perros hanté par l'impossible Butor déployé d'intentions Perros reclus de frustrations Butor explosé d'idées;
correspondance(s) entre l'arbre qui ne veut rien savoir de ses feuilles déclinantes & la forêt intranquille avançant à jamais sur un territoire promu planète;
Perros piégé dans la bourbe gallimard s'adressant;
Butor démobilisé enfui l'invitant;
l'un tenant l'horoscope mouvant de l'autre;
au fil des modesties prudences nuances,
l'autre recueillant les remords retouches – 
il faut imaginer leur amitié décalée, sentir les impossibles frictions – et cette invraisemblable compagnonnage:
celuiquiretientajoutecorrige
l'autre                    qui           dé                   fla                                        gre
et pourtant tous deux se croisant dans la minutie la sympathie
l'un ogre l'autre poucet
perros osant butor déposant
celui qui ne veut pas faire œuvre & celui qui repeint planète après planète
l'un enviant à l'autre sa placide sédentarité 
l'autre se sachant trop arrimé, trop tard.
l'un trouvant "que le comique a disparu. Pourtant la plupart des écrivains normaux se portent bien",
l'autre annonçant : "je veux réaliser […] une nouvelle petite expérience de chimie littéraire, dont la préparation présente d'immenses difficultés".

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Michel Butor/Georges Perros, Correspondance 1955-1978, éd. Joseph K (1996)

2 commentaires:


  1. Il y aurait, peut-être (je ne sais pas, je tâtonne) une autre chose les unissant, parachevant ce que tu en dis:
    "Voir le monde tel qu'il est, est une tâche inachevable... Mais il n'y a que les tâches inachevables qui soient intéressantes." (Butor)
    "Je n'ai jamais entendu un pêcheur dire qu'il aimait la mer." (Perros)
    Tout comme pêcher, écrire est une activité qui se suffit à elle-même, irrémédiablement non-paraphrasable...

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  2. Comme vous vous en êtes sans doute aperçu, je suis lecteur de Butor, j'ai été très grand lecteur de Butor, j'ai collectionné ses livres, je suis allé le voir à Lucinges, je me suis acharné à le lire comme on peut s'acharner quand on a vingt ans, ce qui ne m'empêchait pas de lire autre chose, bon ; et puis à un certain moment je suis allé vivre à Arles, et à Arles il y a une librairie que vous connaissez, la librairie du Méjan, et dans cette librairie il y avait un libraire, il y avait un homme qui s'appelait Louis Arias, et cet homme qui était un homme, ce libraire qui avait été libraire à Paris, collectionnait les livres de Georges Perros — il y a ou il y avait une libraire à Quimper, une femme qui prétendait avoir les oeuvres complètes de Georges Perros, et Louis était allé la voir, mais à ce moment-là... — et donc Louis me passait des textes de Georges Perros, et c'était très, comment dire, très curieux de lire les textes légers, les textes à moto, les textes un peu abandonnés, un peu jetés à la mer de Perros, et puis les grosses machines de MB, ses textes enchevêtrés, incrustés, montés les uns dans les autres, et tout ça pour vous conseiller de lire un petit récit de Perros, "Gardavu", publié au Temps qu'il fait en 1983, évidemment épuisé et que vous trouverez d'occasion, un petit récit qui fait un clin d'oeil à Bardamu, évidemment, et qui parle de la brutalité, de l'État, de la violence, de la justice, de la solitude.

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