jeudi 18 avril 2013

La peur et la poussière: relire or not relire

Qu'il est retors ce rapport que nous entretenons avec nos livres préférés, avec ceux dont la lecture a scarifié (et non sacrifié) nos vies! Prenez Baudelaire. Ou Lautréamont. Quand vous les lisez à dix-sept ans, vous grimpez au plafond. (Bon, si vous êtes dans une mansarde, l'effet n'en est que plus violent, d'un point de vue ne serait-ce que crânien.) Bref, Baudelaire, soudain, importe. Lautréamont, fiévreusement, compte. Et vous accompagnent toute votre vie comme le fameux guignon de Charles. Pourtant, est-ce que je lis souvent Baudelaire? Baignè-je dans Isidore? Quand les ai-je relus pour la dernière fois? Et Céline? Et Kafka? Et Artaud? Et Maurice Ca— Non, pas lui.
Il faut se rendre à l'évidence: à moins  d'être à la retraite ou tuberculeux (ou nanti), notre rapport à nos livres fétiches est de l'ordre de l'esquive inconsciente. Du déni insouciant. Est-ce parce que nous avons peur d'être déçu en les relisant? Ou parce que, tout simplement, le temps nous manque pour y revenir, et que nous préférons découvrir d'autres auteurs? Ô comme nous sommes volages avec le papier!
Il y aurait une autre explication. L'instant de la lecture est un instant unique, qui s'est accouplé à jamais à des lumières, des positions, des parfums, des pensées. Certes, nous savons fort bien, par expérience, que relire est rarement "décevant"; tout au contraire, le livre relu s'emplit d'aise à notre seul retour, et nous offre davantage, il se déplie, fait le paon, raconte d'autres rivages, rouvre d'autres usines. Mais nous restons souvent timorés, un pied dans l'eau, sabot figé, comme s'il y avait inquiétude à rebrousser chemin – nous nous méfions. Oui, bien sûr, malgré nos allégations du contraire, nous savons que Proust ou Laclos ne vont pas nous décevoir. Ils tiennent le coup.
Alors nous nous leurrons en nous disant que, peut-être, si ça se trouve, telle lecture était plus percutante à l'adolescence. Tssss. Ce que nous savons, au fond de nous, c'est que ce n'est pas le livre qui a changé mais nous, et sans doute notre plus grande peur est-elle celle-ci: Non pas:: Vais-je trouver des défauts, des faiblesses, chez Rimbaud? Mais::: Et si je ne ressens plus la même émotion, que vais-je penser du lecteur que je suis devenu? Vais-je, page à page, me décevoir, ne pas me reconnaître?
Le livre, aussi puissant soit-il, contiendrait donc en lui la menace (la promesse?) d'un jugement. En ne nous faisant plus le même effet, il ne ferait que nous dire: Comme tu as abdiqué! Comme tu as refroidi! Mais surtout, sentant notre désaffectation, il nous susurre: Pourquoi ne reviens-tu pas? Aurais-tu peur d'être à nouveau aussi violemment secoué que tu le fus, naguère?
En fait, certains livres sont si forts (comme on le dit d'un parfum, d'un athlète) qu'on se dit: Si je replonge dans leur houle qui est acide, vais-je devoir, par fidélité ou fatalité, remettre ma pendule à l'heure alpha de leur lecture et recommencer ma vie là où je l'ai laissée lors de la lecture de leur dernière page? Nous les vivons, donc, comme des détonateurs. Même cause, même effet: sommes-nous prêts à remettre ça?
Ou avons-nous peur de trouver, entre leurs pages, telle une fleur aplatie par l'insouciance, un marque-page dont nous n'aurions aucun souvenir, apprenant ainsi que tel livre, dont nous répétons à l'envi à notre entourage qu'il nous a façonnés, n'a jamais, allez savoir, été lu au-delà de la page 32.
Non, la vérité vraie, c'est que c'est le livre qui nous lit, et non l'inverse. Et comme nous, il est lâche, superstitieux, fragile. Il enrage et fulmine, roucoule et mutile. Sa vengeance est un silence qui prend son temps, notre temps. Il nous offre le souvenir et l'oubli dans la même illusion, la même vérité. Il nous a pris sur une étagère, nous a ouvert, nous a dévoré. Puis il nous a remis à notre place. Et depuis nous attendons qu'une main nous déloge et nous dépoussière.


5 commentaires:

  1. Ce que vous dites pousse à la réflexion. Vous soulevez un problème épineux.
    Je suis bien obligée de constater que les livres que je relis sont peu nombreux, toujours les mêmes, et que je ne relirai jamais certains livres que j'ai pourtant aimés. Et je sais à chaque fois que je relis que je ne serai pas déçue, au contraire.
    Parallèlement, je déplore toujours mes ignorances, le fait de ne pas suivre tout ce qui mériterait d'être lu en temps et en heure. Je culpabilise car ce temps de relecture, je ferais peut-être mieux de le consacrer à des oeuvres nouvelles.
    J'ignore si le temps passé à relire est gagné ou perdu. Mais c'est comme un besoin, après quelques années, il me faut retourner à tel ou tel...

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  2. "lorsque tu regardes au fond de l'abîme, l'abîme aussi regarde au fond de toi", comme disait l'autre... livres-monstres.

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  3. Voilà un billet intéressant! Je me suis toujours demandé pourquoi on revoyait avec tant de facilité les films, pourquoi souvent on écoute un album en boucle, et pourquoi cela n'arrive quasiment jamais avec les livres, qui nous touchent pourtant avec la même intensité...

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    1. Ah si, je relis certains livres en boucle, y compris A la recherche du temps perdu, que je relis dans les transports un peu longs (trains, avions long courrier...) et dans les salles d'attente !

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  4. Oui, mais il y a la relecture étude, ou plutôt la relecture recherche, studieuse parce qu'amoureuse, comme une mère qui cherche des poux dans les cheveux de son fils... et je pense au vieux barthes, qui disait que ne jamais relire c'était lire toujours le même livre.

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