vendredi 13 septembre 2013

Zone en hébreu: tout sauf du train-train

Il y a quelques années, on avait eu la chance de rencontrer à Paris le traducteur israélien Moshe Ron. C'était à l'occasion d'un colloque universitaire et on avait été impressionné par l'homme, traducteur de – tenez-vous bien… – Raymond Chandler, Donald Barthelme, Grace Paley, Robert Coover, Gilbert Sorrentino, Steve Katz, Raymond Carver, Tobias Wolff, John Gardner, Joy Williams, Richard Ford, Harry Mathews, Michael Chabon. Mais Moshe Ron ne voyage pas uniquement de l'américain à l'hébreu, il lui arrive aussi de décoller du français (il s'est attaqué ni plus ni moins à De la grammatologie, de Jacques Derrida) ou de l'espagnol (et là c'est pour traduire Les Détectives sauvages de Bolaño, avec Adam Ron Blumenthal). Alors, évidemment, comme il connaissait nos goûts, le courant était passé. On avait évoqué Pynchon, Barth et alii. Un grand moment, d'où l'humour était tout sauf absent.
A quoi travaille actuellement ce titan au doux sourire? Je viens de l'apprendre grâce à l'excellent site IF Verso, la plateforme du livre traduit: l'ami Moshe vient d'achever la traduction de Zone de Mathias Enard. Comment faire passer en hébreu ce "rythme brisé, haletant, tout en étant continu et insistant, voire obsessionnel, cette rhétorique du cumul"? Il se trouve que Moshe Ron avait lu auparavant un roman de Yaakov Shabtai, intitulé en français Pour inventaire, roman qui, quoique très différent (trois narrateurs au lieu d'un, usage du point, etc.) présentait un bloc narratif ininterrompu aux yeux du lecteur. Fort de cette expérience de lecture qui l'avait marqué, Moshe a donc pu s'attaquer au souffle de Zone:
"[…] j’avais donc en moi déjà comme l’empreinte d’une démarche narrative et rhétorique tant soit peu analogue, une matrice prête à mettre en marche en hébreu […]"
Moshe explique que l'hébreu aime la brièveté – il a d'ailleurs traduit toutes les nouvelles de Carver –, aussi la prose de Zone lui a-t-elle posé un défi passionnant. Il s'en explique en une longue phrase ininterrompue sur le site d'IF Verso, que je vous engage à consulter. On apprendra ainsi qu'
"un des mots français les plus difficiles à rendre correctement en hébreu, car nous autres disons shalom et en arrivant et en partant définitivement, il nous faut donc exercer pas mal d’ingéniosité pour dire tout simplement ce mot qui figure maintes fois dans le texte de Mathias Énard, adieu."
Mais on peut faire confiance à Moshe Ron pour accueillir "l'autre" dans sa langue et faire de la zone un espace d'échanges et de rencontres. Soleil cou coupé? Oui, mais avec le tranchant du sourire.

4 commentaires:

  1. Merci, Claro, de votre generosite'. Je me souviens bien de notre rencotre il y quelques annees autour de Marc Chenetier. J'etais et je suis toujours plein d'admiration face aux grands projets de traduction en francais des grandes oeuvres de la litterature americaine innovatrice que vous osez entreprendre et accomplir si brillament.
    Un detail a corriger, pourtant: je n'ai pas traduit Yaakov Shabtai, ecrivain hebreu qu'il est; je n'ai fait qu'ecrire un des tout premiers articles sur son roman.

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  2. Je relis et je vois que le "detail a corriger" est entierement de mon imagination febrile...

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    1. Point du tout, c'est juste que j'ai rectifié dans le texte mon erreur.

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  3. Heureuse de lire ce billet et pas surprise d'apprendre que mes deux traducteurs préférés se sont déjà rencontrés ! Je te salue de Tel Aviv, Claro (beaucoup aimé ta présentation à La Baule), et à bientôt pour un café, Mooky.

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