vendredi 10 janvier 2014

L'obstination du chien contre la veulerie obligée: Fiction & Cie selon saint Roche

Cette année, la collection Fiction et Cie fêtera ses 40 ans d'existence. Créée au éditions du Seuil par l'écrivain Denis Roche, elle fut d'emblée un des hauts lieux de la fiction américaine traduite en France et une station d'expérimentation d'exception pour quelques écrivains français hors norme. Depuis 2006, Denis Roche a passé la main à Bernard Comment, lui laissant en héritage un catalogue de près de 250 titres. L'année 2014 sera  l'occasion de célébrer cette mythique collection créée par Denis Roche, qui sut entre autres (re)publier les premiers livres d'un Pynchon que n'avait pas réussi à imposer les éditions Plon, son premier éditeur en France, Pynchon dont devrait paraître justement à la rentrée d'automne le dernier roman, Bleeding Edge, dans une très attendue traduction de Nicolas Richard.
Le catalogue Fiction et Cie est un vivier incroyable, où s'ébattent Benoziglio et Coover, Volodine et Guyotat, Olivier Rolin et Susan Sontag, Bon et Deville, Crevel et Lou Reed, Genette et Bailly, Roubaud et Goldschmidt… Mais en attendant les coups de projo et de cœur sur ce havre d'excellence, relisons le texte qu'écrivit en 1985 Denis Roche pour les 10 ans de Fiction et Cie, sous la bannière de ce promeneur penché qui avance, ce "marcheur solitaire" doté d'une canne et d'un bel esprit d'innovation (dessiné qui plus est par Blake) placé en tête des couvertures :

"S'il était possible de dire 'ce que veut' la littérature, beaucoup se sentiraient rassurés, n'est-ce pas… Sauf, bien sûr, les écrivains eux-mêmes auxquels restera toujours impartie une bonne part des ténèbres à travers lesquelles, avec une obstination de chien, chacun cherche sa forme, l'inventant, la modelant, laissant l'air et la musique jouer avec, allant jusqu'à essayer de lui donner cet aspect justement 'indéfinissable' qui est l'une des caractéristiques de la Beauté – et de ses merveilleuses misères sentimentales.
Alors, cette 'forme'?
Quelqu'un a écrit un jour: 'Exister, c'est développer une forme.' On comprendra que je m'en tienne ici à cette précision, sans plus.
En tant qu'écrivain, je pourrais témoigner de l'effort du chien, et des ténèbres qui contraignent l'écriture à se jeter constamment au-delà d'elles.
Comme photographe, j'explore d'autres limites formelles, malhabile souvent à me défaire des 'clichés' ambiants, et je pourrais parler du noir et blanc que nous découpons à tout instant dans le monde alentour.
Mais l'éditeur, que peut-il dire? Sinon qu'il doit permettre à son tour à d'autres écrivains de se chamailler, pendant tant de jours et de nuits, chacun à sa façon, avec les mêmes ténèbres, les mêmes lancinantes épopées du dessin mental, dans le cadre extrêmement rigide du livre à venir, dont on sait qu'il aura à connaître à la fois des limites de l'intelligence la plus brillante, et du poids considérable que la vulgarité de tout jette si pesamment sur la moindre de nos tentatives d'y échapper. Entre cette lourdeur, cette veulerie obligées et l'éclat fulgurant que la Beauté autorise quelques-uns, quelquefois, à émettre, peut-être alors, au bout d'un certain nombre d'années, au terme d'un certain nombre de livres, oui peut-être peut-il être dit qu'une collection – et rien qu'une collection, n'est-ce pas – aura trouvé son sens, quelques certitudes, et son droit à avoir accueilli des œuvres, c'est-à-dire des gens, solitaires et éperdus, qui auront pris, et eux seuls, le risque de la traversée."
Denis Roche, septembre 1985

Respect!

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