mercredi 14 mai 2014

Le livre multiple selon Adam Thirlwell: de la traduction considérée comme une troisième langue

Bonjour, nous sommes le mercredi 14 mai et le patron de ce blog vient d'avoir vingt-six ans au carré, preuve s'il en est que niveau mathématique il a fait d'énormes progrès depuis le mystère de l'hypoténuse et la farce de l'asymptote. C'est aussi l'anniversaire de Patrick Bruel – personne n'est parfait – et celui de la mort de Henri IV, premier souverain français de la branche Quatre Roses de la dynastie capétienne. Mais restons prosaïque ::: parlons poétique.

Ce soir, mercredi 14 mai (donc) – et ça tombe bien comme disaient Newton et Chevillard – vous n'avez (heureusement) rien de prévu. Vous irez donc à la Maison de la Poésie où aura lieu à 19h01 une rencontre avec l'écrivain anglais Adam Thirlwell, assistée de Cécile Guilbert, Elisabeth Philippe et Mouamaime, à l'occasion de la sortie du Livre multiple, bouillonnant essai sur la littérature considérée comme une possible traduction de son inéluctable pluriel (ça, c'est pour vous appâter, car bien sûr le propos est plus complexe – et plus ludique). Pour ceux qui veulent des infos pratiques, je rappelle qu'il existe un tout nouveau médium baptisé internet.

Le livre multiple – puisque tel est le titre français, dans la traduction enlevée d'Anne-Laure Tissut, qui vient de sortir aux éditions de l'Olivier – est paru sous différents titres et différentes versions en langue anglaise: sous le titre énigmatique de Miss Herbert, et sous celui, plus loquace, de The Delighted States: A Book of Novels, Romances, & Their Unknown Translators, Containing Ten Languages, Set on Four Continents, & Accompanied by ... Illustrations, & a Variety of Helpful Indexes. Un livre mutant, donc, prolixe, un beau bazar bien balancé, une foire aux empoignes multilingues. Et oui, vous avez le droit de penser Sterne, Quichotte et Rabelais. Et n'oubliez pas Flaubert, sans qui rien n'est parfait.

Disons d'emblée que c'est un livre dont la lecture devrait être obligatoire pour tous ceux qui s'aventurent dans le dédale de la traduction. Il y est question de style, de forme, de phrase, de lecture, de roman: bref, de tout ce qui agite la plume. Thirlwell a écrit là un essai d'une prodigieuse dynamique, brassant les idées comme des cartes, tissant les concepts d'une façon souvent très ludique (et très deleuzienne): s'interroge simultanément sur les devenirs du roman (après Cervantès, Joyce, Gadda…) et sur le coup de bluff qu'est toute traduction, une traduction qui s'ose troisième langue. Tressautante et subtile, la pensée de Thirlwell se nourrit de comparaisons, de parallèles, de heurts. Il fait appel à Borgès, Nabokov, Machado de Assis, Schulze, Hrabal, Beckett, Pavese, etc., et chaque fois il touche un point sensible de la langue, à chaque fois il trouve (et titille) le point G de la problématique.

Selon lui, "le roman n'est ni plus ni moins qu'un cirque, une attraction foraine, toute petite, miteuse" (p.95). Par ailleurs, "le monde est une morgue, où l'on expose les morts à la pratique vaudou de la description". C'est là qu'intervient la traduction, puisque le "style est un système de déformation opérées sur les phrases".  Mais le style peut-il survivre à sa migration? La réponse, selon Thirlwell, est oui j'ai dit oui :
"La structure d'une œuvre, sa forme, son style – tout ce qui en constitue l'essentiel – peut survivre à sa transmigration en des langues multiples." (p. 407)
Transmigration. Comme une banquise qui voyage. Non parce qu'il existe un éternel de la langue, une transcendance de sa performance, mais parce que le style est un système dynamique qui appelle la métamorphose. Et Thirlwell de préciser la tâche du traducteur:
"Le travail du traducteur consiste à transformer sa propre langue pour recréer l'original en langue étrangère".
Relisez bien cette dernière phrase, car elle est clé, ou plutôt serrure: en elle peuvent chanter plus d'un rossignol. On y retrouve par ailleurs cette notion de "langue mineure" développée par Deleuze et Guattari. Ce que Thirlwell appelle très clairement une "troisième langue".  Et qu'il démontre avec une prodigieuse clairvoyance en étudiant les métamorphoses qu'imposent Beckett et Nabokov à leurs livres. Foisonnant, capricieux, l'essai de Thirlwell tient du vif-argent.
Aussi stimulant et rusé que Le Ton Beau de Marot, de Douglas R. Hofstadter, largement plus subtil que Le poisson et le bananier de Bellos, nettement plus drolatique que Dire presque la même chose d'Umberto Eco, il a le grand mérite d'attaquer la question de la traduction sous l'angle de la production du style, et se permet de belles audaces, par exemple quand, rappelant qu'en "rajoutant un original supplémentaire, on met un terme à l'original", il avance l'idée que la traduction prolonge la création, lui adjoint un épisode quasi concomitant, puisque, selon lui "traduire n'est qu'une version de la réécriture" (p. 313), ce qui fait par ricochet de Beckett "le réécrivain multilingue de sa propre œuvre", Beckett dont Thirlwell nous rappelle le projet éminemment ambitieux et toutefois pragmatique:
"Y forer [dans la langue] un trou après l'autre jusqu'à ce que ce qui rôde au-delà, que ce soit quelque chose ou rien, commence à suinter." (traduction d'Anne-Laure Tissut).
Forer: c'est ce que fait Thirlwell dans la matière vive du roman pour y traquer les taupes (farceuses) de la troisième langue. Son livre grouille d'intuitions géniales, d'hypothèses hardies, de coups d'état linguistiques à un rythme frénétique. Adepte de la pensée-rhizome, il est brillant et frondeur, voire primesautier, et ce jusque dans le théorique. Son livre, qui s'interroge autant sur "l'expansion de la phrase", la "mystique du brouillon", le "réseau chaotique des fluides", la "langue rouillée", s'ingénie à demeurer profondément forain, accumulant les numéros et les grands écarts, et son palais des glaces déformantes (mais révélatrices) est un régal digressif d'essence sternien. Si, comme l'a dit Borges, que cite Thirlwell, 
"Aucun problème n'est aussi consubstantiel aux lettres et leur modeste mystère que celui que propre une traduction",
alors Le livre multiple vient apporter non pas une réponse mais treize à la douzaine. Donnant envie de lire (ou relire) Dickens, Gadda, Pavese, Machado de Assis, Sigismund Krzyzanowski, il se paie le luxe d'être une épatante bécane respiratoire, permettant d'évoluer dans l'océan des fictions et la flore des théories. D'une rigueur faussement bordélique, furieusement papillonnant, il essaime et pollinise à tout-va. Et en prime, vous savez quoi? Il y est question de cette chère Miss Herbert. Qui ça? Mais Julie Herbert, voyons ! La gouvernante de la nièce de Flaubert! Celle dont il déclare à Louis Bouilhet: "Je me retiens dans les escaliers pour ne pas lui prendre le cul", et qui traduisit la première en anglais Madame Bovary. Une traduction hélas perdue. Vous voulez en savoir plus? Alors vous savez ce qu'il vous reste à faire.
__________________
Adam Thirlwell, Le livre multiple, traduit de l'anglais par Anne-Laure Tissut, éd. de l'Olivier,  26 €

3 commentaires:

  1. ...mais alors, auriez-vous plus de souvenirs si vous aviez 676 ans, --un gros meuble à tiroirs encombré de bilans comptables où le fisc trouvera bien quelques irrégularités ? Fûtes-vous contemporain d'Ibn al-Banna ? ou auriez-vous simplement confondu le double et le carré ? La poésie et l'histoire y perdraient, bien sûr, ce que les pompes funèbres, à terme, y gagneraient.

    RépondreSupprimer
  2. Il était temps. Vous pouvez maintenant relire les Vingt sonnets à Marie Stuart de Joseph Markowicz, publiés en quatre langues par moi-m'aime en personne.

    RépondreSupprimer
  3. Nous y viendrons, nous y serons... à ce soir !

    RépondreSupprimer