mardi 3 février 2015

Dans l'aveu le venin: Adam et les fragments d'un discours sexuel

Imaginez un confessionnal vaste comme un aéroport, bondé comme un hypermarché, bruyant comme une ruche, enjoué comme une prison, où des centaines d'âmes en peine viendraient témoigner à chair ouverte de leur expérience sexuelle en ce bas monde. Imaginez aussi qu'on ait prévu toutes sortes de stratégies d'aveu: récit, description, interrogation, plainte, explication, revendication, promesse, déni, etc. Les impudiques, de Philippe Adam, est la matérialisation sans concession de cet univers, la bourse aux palabres où fantasmes et expériences, souvenirs et racontars, plaisirs et douleurs peuvent circuler librement, monstrueusement et comme indéfiniment.

Sur deux cents pages, à raison de courts paragraphes allant de quelques lignes à une page et demie, l'auteur donne à entendre des voix, des moments, des dérives et des regrets. Variant les stratégies narratives, décalant les points de vue, confondant les interprétations, c'est à chaque fois la comédie du cul qui se joue ici. Des instantanés où les pulsions  et les espoirs brisés sont livrées à la danse du langage. Car ce qui se joue ici avant tout, par-delà les discours contrefaits sur la misère sexuelle ordinaire (ou pas si ordinaire, ou pas si miséreuse), c'est une sorte de puissance syntaxique, la capacité à faire tenir et vibrer dans la phrase ce qui en principe ne se dit pas. Et de fait Les impudiques est peut-être un roman parfait, comme on dit "crime parfait". Rien n'y manque: des intrigues et des sous-intrigues, des personnages hauts en couleurs, des situations scabreuses, des retournements, des surprises, du sang, du sperme, des cris, des silences, et l'impénétrable chuchotis de la compassion. C'est souvent cruel, parfois drôle, il arrive même que ça soit insoutenable. Sur les rapports homme-femme, le livre frôle l'indépassable. Voici deux entrées:
"Tous les hommes sont des porcs. Se passe d'exemples, de démonstrations et de commentaires."

"Pour mémoire. Elle sortait de chez elle quand elle a senti que quelqu'un la suivait. Elle s'est retournée. A hurlé. A hurlé encore. Elle a failli être agressée, ce matin-là, sous un porche. Elle a déposé plainte, mais le cri, mais la plainte restent en soi."

Pour chaque situation, chaque cas, Adam construit un paragraphe impeccable et implacable, susceptible d'en abriter l'espoir ou l'abjection sans en déformer les intentions. La veulerie, trait dominant du mâle en terrain sexuel, y est exposée comme un os cent fois rongé mais qui continue à vouloir remplir son office. Défilent tour à tour les déçus, les blasés, les impuissants, les violées, les abusées. Il y a celle qui raconte sa première fois (puis sa deuxième, sa troisième, etc.), il y a des petites annonces, des veuves, des branleurs, des prêtres, et ça parle, ça soliloque, ça explique, parfois le locuteur s'adresse à quelqu'un – l'auteur? le lecteur? Certains "personnages" reviennent, des histoires sont prolongées (le prostitué occasionnel, la Chinoise kidnappée, l'actrice porno humiliée, l'oncle grivois…), et tous les âges, tous les sexes y paradent et y chutent. La tâche sexuelle est décrite crûment, mécaniquement, entre déception et lassitude, dégoût et abjection, hypocrisie et cruauté: l'inceste côtoie la torture, la masturbation compulsive, l'impuissance, le conjugal, les coups retenus ou donnés, la moquerie, l'incompréhension de l'autre. On sourit quand même parfois, car le texte d'Adam n'est pas sociologique (même si à ce niveau il est d'une puissance incontestable), mais immensément stylistique: il s'agit de donner corps et voix à l'impudicité, d'en faire la matière vivante de l'écriture, de faire du malséant une écriture. Et ce sans complaisance aucune, grâce à un sens de l'équilibre opératoire jusque dans l'excès.

Ainsi, au lieu de nous donner à lire un ouvrage poisseux et miséreux à la Houellebecq, Adam réussit le tour de force suprême. Son livre est une fête, une fête où coulent les larmes, le foutre, le sang, certes, mais une fête au sens où il est animé d'une violente lucidité, où aucune hypocrisie ne lui résiste, où la virilité est moquée jusque dans ses plus pitoyables recoins, où l'humiliation perpétuelle offerte aux femmes en guise d'attention est sans cesse montrée, chorégraphiée. Adam ne dénonce pas, il pose les choses sous nos yeux comme si elles naissaient telles, enfin formulées dans leur vérité crasse, et surtout comme si leur abjection pouvait à l'occasion nous servir de miroir. C'est donc une œuvre de moraliste. Salutaire et impitoyable. Des "fragments d'un discours sexuel" conçus au millimètre comme des machines de guerre, lancées sur le théâtre des opérations sexuelles, qui n'épargnent personne, et surtout pas le lecteur. Un livre-outrage, où l'impudicité fait style, absolument sidérant et définitivement indispensable.

___________
Philippe Adam, Les impudiques, éd. Verticales, 18€50

4 commentaires:

  1. Je reste sceptique devant "l'impénétrable chuchotis", à mon (humble) avis, dans un tel ouvrage, tout est pénétré, de gré ou de force !

    RépondreSupprimer
  2. "Toutes les femmes sont des chiennes.etc"…auriez-vous considérez comme "tour de force suprême" un livre comportant un tel passage ? …inutile de me répondre.

    RépondreSupprimer
  3. Voilà une critique qui me réjouis d'avoir commandé l'ouvrage à mon libraire préféré la semaine dernière. Merci.

    RépondreSupprimer
  4. Un chevillardien paraît-il ! Je vais le lire avec curiosité et joie ! Encore une superbe critique Claro !

    RépondreSupprimer