jeudi 14 janvier 2016

Le temps des déraillés: Fontanel l'essoreuse

Les lecteurs de L'homme barbelé savent combien, chez Béatrice Fontanel, le vécu et l'affectif forment un poing qui cherche à faire autre chose que frapper. Même si, à chaque fois, on se prend des coups, bien sûr, et à peine est-on monté à bord de son nouveau livre, Le train d'Alger, qu'on est secoué, ébranlé, malmené. Normal, puisque ce livre évoque un nœud trop serré dans la vie de l'auteur, un train qui a déraillé, littéralement, suite à un attentat, oui, on est ici au début des années soixante, on est en Algérie, mais plus pour longtemps, ça barde, OAS, FLN, bombes… le livre de Fontanel passe et repasse, comme en un douloureux travail de broderie sanglante, par ces années noires, où les horreurs, présentes dans chaque camp, rythment sa vie avant son départ pour la France.

Fontanel ne cherche pas à nous tirer des larmes, à régler des comptes, à porter des jugements, à distribuer des bons points: elle, ce qui l'intéresse, c'est de survivre au milieu des souvenirs. A un moment, elle dit, en attaque de paragraphe:
"J'écris comme je lave le sol, à grande eau. Alors ça met du temps à sécher. C'est mon destin d'essorer."
Il en faut du cran pour oser comparer sa plume à une serpillière. Mais c'est parce que l'auteur sait que son écriture procède, de toute sa force abrasive, par passages, volutes, en insistant un peu plus ici, en se promettant de revenir là. Façon de dire aussi qu'elle ne se fait pas d'illusion sur certaines taches: tout ne part pas. 

Une enfance détraquée: c'est à peu près ainsi qu'on pourrait qualifier la première partie de sa vie. Certains sont barbelés, d'autres détraqués. Bon, la famille, pour se détraquer, ça aide. La mère de la narratrice est assez mal lunée, grand-mère a renoncé à porter des culottes… A Alger, ça pète tout le temps, les vitriers sont surmenés, les gens tombent comme des mouches, mais surtout, ils disparaissent. Climat de peur: la peur devenue atmosphère, donc, irrespirable. Il va falloir décamper, tout laisser derrière soi, recommencer: on ne s'attardera pas ici sur cette déroute, que dépeint Fontanel par petites touches foraines et fêlées, d'une écriture mêlant verve, tristesse, folie.

Et traversant ces pages, les sous-tendant à la façon d'un nerf capricieux, plus têtu qu'un fil rouge, s'agite en fiévreux filigrane le spectre de l'animalité. Fontanel aimerait bien que l'humain reste végétal, ça ferait moins de dégâts, elle-même se déploie "à la manière d'une fougère", mais voilà, c'est impossible, tout nous ramène à l'animal, à la bête: notre hébétude digne des "grenouilles molles", nos tortillements d'amphiumes, nos cauchemars comme autant d'aptères, ces placards "que l'on vide, comme on vide des poulets", les soldats qui tirent "les fellahs comme des lapins", la mort qui rôde "comme un chien sans maître", la lecture qu'interrompt souvent "une grosse araignée velue", le père qui ouvre les huîtres "parce que le pélican lassé d'un long voyage…", l'auteur elle-même qui "cherche les descriptions" "comme un chien de chasse poursuit les perdrix", ou nage "dans l'océan, devant Mimizan, comme une rascasse volante pleine de venin". Le seul animal qui pourrait nous sauver, c'est bien sûr l'oiseau – et Fontanel, elle, "révise ses oiseaux". Elle cherche l'envol.

Voilà pourquoi, dans ce livre qui raconte la guerre d'Algérie comme une enfance, et l'enfance comme une guerre d'Algérie, le lecteur se sent porté, malgré la litanie de drames et de peurs, par la plume magique de Béatrice Fontanel. Terminons sur ce passage, vous comprendrez mieux:
"J'ai eu soudain la vision que le crâne de mon père était comme cette grotte merveilleuse, à l'époque où on la visitait encore à la lueur des chandelles, avec ses recoins obscurs, ses écoulements d'eau, son lac, ses concrétions indéfinissables et humides, et où l'on croyait deviner, selon la danse des ombres, des femmes, des animaux qui allaient leur exode géologique et souterrain, vers un monde des enfers, bien plus paisible que ce qui se passait alors en surface. Les vierges et les porteuses de jarre musulmanes faisaient là bon ménage."

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Béatrice Fontanel, Le train d'Alger, éd. Stock, 18,50€ (parution janvier)

3 commentaires:

  1. Comme c'est pile-poil mes obsessions du moment, je suis allée lire l'extrait proposé, et du coup j'ai peur... J'ai toujours peur de lire sur cette tranche de l'Histoire du pays. Mais pourquoi et comment un livre peut-il faire peur ? Vous nous avez jamais parlé de ça Mer Claro. Enfin je crois... Merci encore une fois ! Et quel chouette titre "Le train d'Alger" (au-delà de la tragédie désignée) pour une ville grignotée par la mer et les bateaux...

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  2. Ecriture, serpillière, cran : "De ne pas oublier que si j'avais eu l'audace de m'inscrire aux Beaux-Arts, en attendant de savoir quoi faire de mes dix doigts, j'aurais par-dessus tout désiré y apprendre la broderie sur canevas, mais que, à défaut de posséder ce savoir à la fois aristocratique, ringard et efféminé--la couture--, je n'ai jamais osé mettre en forme l'oeuvre textile qui m'avait alors effleuré l'esprit : surligner de rosaces typographiques le point de croix d'une vieille serpillière, en trois mots au fil rouge, donnant quelque relief à la pauvre devise d'une armoirie ménagère : SERA PIRE HIER." (Souviens-moi, Yves Pagès, p. 86-87, L'Olivier).
    D.

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  3. Suite du message précédent :
    J'y repense sans y penser, et je me prends en pleine poire le double sens possible de ma citation de Souviens-moi : que le "hier" de la devise passe pour un commentaire de l'actualité (d'hier).
    Citation en totale apesanteur ; devise rétive à tout.
    Toute pauvre qu'elle soit, la serpillière tire sa beauté--et le fragment sa force et son sel--de son caractère domestique, anodin, même si rien ne dit qu'elle ne puisse être aussi au moins un peu, pour qui veut, un tapis volant de cuisine à ses heures.
    D.

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